Lorsque de grands écrivains, Primo Levi, Jean Amery, Robert Antelme ou encore Imre Kertész, ont évoqué la Shoah, ils l’ont fait dans le langage d’avant, celui-là même qui avait contribué à la falsification de l’horreur. Une horreur qu’un style classique ne peut qu’amoindrir puisqu’il traduit cette horreur en termes mesurés, compréhensibles, maîtrisés, pacifiés, sobres, pour évoquer quelque chose qui ne l’est pas, quelque chose qui ressort d’une ivresse collective, du delirium tremens d’un tribun bientôt suivi par un peuple en état de manque.
Le Mal parle, bafouille, éructe, il est ivre, il a le vin mauvais. La langue usuelle déborde du dictionnaire pour se défausser dans une autre langue que Victor Klemperer nommera la LTI, la langue du 3°Reich, Lingua Tertii Imperii, langue opaque faite de mots écrans destinés à des initiés. Seuls ceux qui manient cette langue peuvent la comprendre, en saisir tous les sens, les sens avoués comme les sens inavoués.
Aussi, vouloir restituer ce travestissement planifié des mots en utilisant les formes et la syntaxe dont il s’est abreuvé pour étancher sa barbarie revient à dialoguer avec le Mal, à le traiter en partenaire, à le normaliser, à le comprendre en utilisant les mêmes mots, la même grammaire, la même syntaxe, la même conjugaison, la même ponctuation que lui.