Fortune de mer, Chawki Abdelamir (par Didier Ayres)
Fortune de mer, Chawki Abdelamir, éditions Al Manar, février 2022, Illust. Tarif Masri Zada, 108 pages, 25 €
Archétypes
On connaît la savante langue de la poésie arabe, arabo-andalouse ou encore préislamique, abbaside… Cette tradition classique indique pour moi une sorte de musique, des rythmes propres, des chants et des thèmes nobles. Et je remarque que souvent cette influence se retrouve aussi dans la poésie contemporaine. Chaque poète d’aujourd’hui se place dans cette tradition, tout autant Abdellatif Laâbi, Adonis, Dib, que Darwich. Je compare cela (peut-être abusivement) à la peinture de montagne en Chine qui est restée fixée dans ses codes près de mille ans.
Ici, avec ce recueil de Chawki Abdelamir, cette question de la filiation se pose aussi. Car le poète utilise une langue arabe, faite je crois tout spécialement pour la poésie, et l’utilise sans méfiance, sans soupçon. Cependant, je n’ai pas abordé le livre avec les yeux d’un spécialiste de la poésie orientale, car je n’ai pas suffisamment de compétences pour y voir toutes les continuités ou les ruptures. J’y ai trouvé une joie simple de liseur, bercé par des musiques et leurs échelles de sons particulières, par les chansons de Oum Kalthoum ou Asmahan, ou par la tension de la musique vocale ou instrumentale, les maqâms…
Cette Fortune de mer reprend les quatre éléments principes de tout le monde matériel, venant de l’antiquité grecque (revisités du reste par le célèbre philosophe Gaston Bachelard pour notre monde contemporain) : air, feu, terre, eau. Là de grands archétypes. Mais on côtoie autant la dialectique de l’ouvert et du fermé, la question existentielle du destin des créatures, les réalités de l’exil parfois, en tout cas d’une relation au territoire, à la terre, tout cela subordonné à une culture venue des religions du Livre.
Et puisque je parle de poésie orientale, j’ai relu deux fois chaque poème, les uns après les autres, comme il est nécessaire de lire deux fois le haïku. Il le fallait car le premier contact avec le texte n’était pas suffisant, et le relire lui donnait sa vraie nature (comme ces fleurs qui s’épanouissent dans l’eau).
Le sang sèche sur la terre
Non sur la carte.
Aucune sagesse ne jaillit des mamelles
Aucun paradis ne vient de la promesse.
La noyade
Est une troisième rive
Sur son fleuve.
Il faut aussi dire un mot des dessins colorés, de style naïf, qui accompagnent l’ouvrage et encore de la belle finition de celui-ci, sur un papier légèrement champagne, orné par les poèmes de la main de l’auteur à l’encre bleue, en sa langue originelle, ainsi donc évoquer cette sensualité positive de la calligraphie. Les travaux plastiques flirtent avec l’art brut, et semblent peu se contrôler. Ce qui fait à mon avis un intéressant pendant en angles de la poésie de Chawki Abdelamir, laquelle est très corsetée et peu immédiate. Mais, ce contraste sert le livre car le lecteur que je fus y a décelé une sorte de respiration, le rythme régulier d’un souffle. Souffle écrit, souffle peint…
Certaines questions se dérobent
Comme une existence
Décidée à m’écarter.
Parfois je fume mes questions
Pour voir la fumée des réponses
Monter en moi ;
Ou je m’en débarrasse comme des vêtements
Seulement quand j’ai l’envie
D’être nu.
Didier Ayres
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