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Les Chroniques

Annie Ernaux, la “race” et l’écriture de la violence (par Pierre Lurçat)

Ecrit par Pierre Lurçat , le Mercredi, 11 Janvier 2023. , dans Les Chroniques, La Une CED

 

Il faut lire le discours de réception du Prix Nobel (1) d’Annie Ernaux, pour décrypter le message politique qu’elle y exprime, et pour comprendre ce qui a été récompensé à travers elle et à travers son œuvre. Message de radicalité et de violence, assumée au nom d’une « lutte des classes » et d’une guerre des sexes (« venger mon sexe »), qui résonne bien plus en réalité avec la radicalité contemporaine qu’avec les références littéraires dont elle pare son discours.

Dans une interview à Marie-Claire (2) en mars 2021, l’écrivain explicitait son recours au mot « race » et sa phrase tirée d’un de ses carnets, « J’écrirai pour venger ma race », en les reliant à la phrase de Rimbaud, « Je suis de race inférieure, de toute éternité », tirée de son poème « Mauvais sang ». Plus encore qu’une mystification littéraire, il y a là une manipulation politique, bien caractéristique de notre époque et de ses errements. Quand Rimbaud écrit « Je suis de race inférieure, de toute éternité », il ne parle évidemment pas du concept de race, tel que nous le comprenons aujourd’hui, avec toute la charge historique et symbolique qu’il a acquise depuis son époque.

Être clown en 99 leçons, Fabrice Hadjadj (par Marc Wetzel)

, le Mercredi, 11 Janvier 2023. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED

Être clown en 99 leçons, Fabrice Hadjadj, Editions La Bibliothèque, 162 pages, octobre 2022, 9 €

On a beau dire : mieux vaut rencontrer, en ouvrant un livre, une épuisante intelligence qu’une revigorante, ou même, apaisante sottise. Ces cent cinquante pages font qu’on est servi : une extraordinaire vivacité intellectuelle, un sens déroutant (et constant) de la formule, une acuité qui réellement ne craint rien (c’est politiquement très incorrect, mais culturellement très correcteur), un bon petit miracle rhétorico-spirituel (comme on n’espérait guère plus, mais aussi comme on ne s’inquiète pas de le mériter peu, parce qu’on est conquis, content et ébahi). Comble de chance : on n’envie pas le génie de l’auteur (car on le sait douloureux sous le mince masque, et lui-même le remettant en cause, faisant comme tapis, ingrat et obscur, à chaque relance), on y respire librement (car l’humour débridé veut bien nous donner l’intelligence de supporter la sienne), on pardonne (l’unique fois où l’on a rencontré l’auteur, à la sortie d’un théâtre qui jouait la pièce d’une nièce, il jouait de l’accordéon en argumentant sur le trottoir à peu près désert, et l’on s’était promis de tirer vengeance, un jour, de cette si clownesque impertinence). D’abord, trois ou quatre aperçus de cette singulière virtuosité, respectivement : le clown d’abord, assumant son nez rouge, y considère d’abord son nez tout court ; ensuite il prend sa propre candeur avec le sérieux que sa naïveté lui semble, logiquement, mériter ; enfin son masochisme prend logiquement plaisir à s’avouer tel (et le clown encourage ses persécuteurs, qu’il comprend trop bien). Voici les trois passages (on en ajoutera un, sûrement) :

À travers tout, Mathias Richard (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres , le Lundi, 09 Janvier 2023. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED, Poésie, Tinbad

À travers tout, Mathias Richard, éditions Tinbad, septembre 2022, 438 pages, 30 €

 

Perle irrégulière

Comment aborder le vaste ensemble de textes, recueil de Mathias Richard, que publient les éditions Tinbad, sans dire quelques mots sur la forme de l’ouvrage ? Il faut imaginer cet album comme un lieu où se construisent par fragments l’idée poétique, et peut-être aussi la narration de ce que l’on devine derrière les poèmes, c’est-à-dire, l’auteur lui-même.

Il faut savoir aussi que nombre de ces poèmes ont été performés, performances qui s’adaptent à la lecture à voix haute ou adaptent la matière écrite et libellée. Cela n’empêche nullement la rigueur de ce travail d’écriture. Au contraire cela corsète l’ensemble, lui faisant structure, structure de l’écrit qui a une relation plus ou moins autonome avec la parole, avec parfois des formes graphiques particulières ou des poèmes en anglais, ou encore de nettes parties nécessitant la parole à voix haute, la mise en espace en quelque sorte.

J’étais devenu la nuit même, je suis devenu la nuit même. Je me suis englouti, moi-même. Je me suis englouti moi-même. Aujourd’hui, ma peau, de nuit, est blanche, et je veux…

Sèvre, eaux fortes, Vincent Dutois (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel , le Vendredi, 06 Janvier 2023. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED

Sèvre, eaux fortes, Vincent Dutois, Le Réalgar-Éditions, 2020, 44 pages, 4,50 €

 

C’est un texte génial, et qui n’est presque rien : un livret de trente-cinq pages, sorti il y a deux ans, qui tient dans la main. Le titre évoque la Sèvre Niortaise (fleuve côtier qui, avec la Nantaise – qui n’est, elle, qu’une simple rivière –, baptise le département bien connu de l’Ouest français, et finit en face de l’île de Ré), joue avec le nom de la gravure sur plaque de cuivre (l’eau forte est l’acide qui creuse les traits voulus en sillons qu’on remplira d’encre et imprimera sur papier), propose un cliché, sobre, nu et net du Marais Poitevin proche (l’auteur est aussi photographe). Sept lieux proches les uns des autres (les coordonnées baroquement fournies font foi) sont successivement commentés. On attend un hydrologue, un ethnographe, un promeneur, un natif ; on les a. On a, surtout, un styliste étincelant, d’une démoniaque virtuosité, qui vous décrit aussitôt quatre anciens clampins du cru (les « frères tous-pareils » !), posant pour l’avenir (dont ils se souciaient peu, qu’ils méritaient moins encore) dans une prose poétique dont on ne connaît pas, dans la langue française, d’équivalent actuel :

Winesburg-en-Ohio, Sherwood Anderson (par Jacques Desrosiers)

Ecrit par Jacques Desrosiers , le Jeudi, 05 Janvier 2023. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED, USA, Nouvelles, Folio (Gallimard)

Winesburg-en-Ohio, Sherwood Anderson, Gallimard, Coll. L’imaginaire, 1961, 2010, trad. anglais (USA) Marguerite Gay, 322 pages, 11,90 €

 

J’avais déjà lu quelques nouvelles de Sherwood Anderson (1876-1941) dans des anthologies de short stories américaines, où il brille souvent par sa présence. Son écriture m’a toujours semblé manquer de relief, une langue ordinaire non pas blanche mais coulée dans une syntaxe simple et parfois relâchée, avec la petite musique pressée de la langue qu’on parle quand on raconte, sans s’embarrasser de fioritures. En lisant enfin les vingt-deux nouvelles de Winesburg-en-Ohio, son œuvre la plus célèbre, je me rends compte à quel point sa plume est puissante, et nuancée malgré les redites car chacune de ces nouvelles donne l’impression d’avoir été écrite en une séance.

Le grotesque et la cruauté ne manquent pas dans Winesburg, où il appelle d’ailleurs ses personnages des grotesques, sorte d’écorchés vifs, à l’exception de George Willard, le jeune journaliste de la gazette locale (« A.P. Wringlet a reçu un assortiment de chapeaux de paille. Ed Byerbaum et Tom Marshall étaient à Cleveland vendredi, etc. »). Willard est au centre du livre et revient dans plusieurs nouvelles.