Dans la solitude inachevée, Marc Dugardin (par Marc Wetzel)
Dans la solitude inachevée, Marc Dugardin, éditions Rougerie, avril 2023, 80 pages, 13 €
Tout poète est une sorte de Pythie lucide et prudente. Pythie parce qu’il constate une espèce de « dictée des mots » en lui, dont – dit Marc Dugardin – il se sent « tributaire », puisque sa propre expression prend en route ce quelque chose qui parlait déjà en lui. Mais lucide, parce qu’il sait bien que ce discours intérieur n’est peut-être qu’un bavardage inspiré, une révélation pour rire, au mieux un rêve un peu tenace. Et prudent parce que, même si une musique verbale s’amorce et s’avance en lui avec ferveur, il n’est pas bon de se laisser tout dire : si écrire ne servait pas la vie, ou même (par diversion, ou imposture) la trahissait, pourquoi lancer encore au large sa petite bouteille de mots, l’espérant un jour recueillie (comme dit Paul Celan) sur la « plage d’un cœur » lointain ?
Par le titre de son recueil, le poète belge Marc Dugardin (76 ans) répond ceci à son lecteur : parce que deux solitudes valent mieux qu’une, si et quand, du moins, aucune ne prétend achever (enclore, accomplir, faire cesser) l’autre.
Une « solitude inachevée » fait d’abord penser à une double peine (l’abandon et l’incomplétude), mais ne l’est pas. D’abord la solitude (comme dit Comte-Sponville) est une « exigence » (alors que l’isolement est un simple malheur) : elle est « le prix à payer d’être soi ». Et en effet : je ne peux être valablement moi-même que si personne ne peut vivre (ni donc aimer, comprendre ou mourir) à ma place. Authenticité requiert solitude. La fausseté consiste plutôt à s’arrêter sur le chemin d’être nous-même (et laisser ainsi d’autres prendre mes commandes, signer mes jugements ou s’établir là où je ne me connais pas) ; la vérité sur soi, elle, ne s’arrête pas, reste dans l’effort d’être au meilleur de sa propre conscience – et se ruinerait en s’achevant ! L’authentique solitude s’abolirait donc de rencontrer son terme : il lui faut donc être « inachevée » ou rien.
« chacun sur le socle
précaire de sa solitude (…)
chaque vivant le profil
insaisissable d’un autre vivant » (p.68)
Mais ce n’est pas si simple, car l’authenticité est devant moi, comme un pari (de présence juste à tenir) à relever ; celle d’hier n’est déjà plus rien. La fidélité jurée au meilleur de soi vaut seulement pour ce qui suit ; mon courage et ma lucidité suffiront à en répondre. Ma solitude, au contraire, sans être derrière moi, s’y fonde pourtant. Elle dépend des circonstances passées dans lesquelles, peu à peu, plus personne d’autre n’a pu répondre de et pour moi. La première aube de ma responsabilité personnelle (car telle est née ma solitude, le jour d’être devenu seul à pouvoir être ce que je suis) n’a pas pu être consciente.
« à la surface du miroir
les visages remontent
l’un après l’autre
comme des noyés
tout au fond
il en est un
qui se débat encore » (p.64)
Une conscience ne peut pas plus assister à la naissance de sa propre irremplaçabilité qu’un nourrisson à la sienne. L’exclusive prise en charge de mon être est donc, c’est vrai, devant moi interminable ; mais elle est aussi derrière moi indéterminable. Je ne saurai jamais à qui et quoi j’ai dû de devenir moi-même. Nul ne s’est rêvé avant de s’éveiller à lui-même ; mais d’autres l’auront, au mieux, rêvé pour moi. Dugardin le formule ainsi :
« pas encore de miroir
pour celui qui s’éveille
et tombe dans ce qu’il est » (p.59)
« secret au bout de la langue
je
pris à témoin
de ce que la nuit a vu pour lui
à témoin de lui-même
je
au défi
debout dans l’ombre
d’une lumière qu’il n’a pas allumée
que personne n’a le pouvoir d’éteindre » (p.60)
Toute conscience est née silencieusement, un jour d’enfance. Elle l’a fait en répondant à une question qu’elle ignorera toujours. Sa filiation n’est qu’après-coup, dans ce qu’en débrouillera l’écriture. Pourquoi l’écriture ? Parce qu’une main y guide, à son insu, la parole. La main parle assez pour que la parole qu’elle conduit puisse se taire, voilà le premier matin de l’écriture et voilà, à chaque fois nouveau, le « matin propice à l’écriture » : écrire retient près de moi ce dont parler allait me séparer. C’est simple, et extraordinairement délicat :
« Il a emprunté ses paroles au silence comme on découvre une filiation. Il balbutie le nom d’un père, le nom d’une mère. Peut-être n’a-t-il pas vraiment oublié le moment où il parlait sans savoir de quoi parler le séparait » (p.52)
« C’est un matin propice à l’écriture. L’intense lumière du dehors ne chasse pas l’éclat de l’étoile qui brille encore en lui. C’est un matin éphémère, il le sait. Qu’importe. Il s’abandonne à la parole qui lui vient d’ailleurs. Il se tient sur le chemin de crête, il découvre sans trembler toute l’étendue du silence. Il faut qu’il confie à quelqu’un qu’un paysage s’est ouvert, infiniment, lui a ouvert infiniment les yeux » (p.53)
L’égalité humaine, c’est l’enfance : même ceux qui meurent enfants l’auront, si peu que ce soit, été. Ceux qui grandissent ajoutent couplet sur couplet, mais le refrain revient toujours ; la longue mélodie de la vie est comme régulièrement scandée, comme heureusement déchirée par intervalles, comme brisée par le retour de ce qu’on aura toujours au moins été : un enfant. L’enfant qu’il fut est pour chacun l’énigmatique et évident auto-revenant. C’est la rengaine universelle, triviale et indépassable, la « scie » de toute existence consciente. « Refrain », on le sait, c’est (re-frangere) ce qui vient briser la suite du chant, et il est alors, pour tous, le rappel de notre propre enfantine venue au chant. Et pour tous, ou rien : cette sorte de confidence universelle (ou ce lapsus unanime) est le contraire même de la rumeur, car il est le silence premier retrouvant son passage entre nous. C’est le « on » qui, retombé en enfance, se tairait. Et c’est aussi, en chacun, le secret rêvant d’avoir pu se dire une fois pour toutes.
« Il le sait : les rues sont pleines de chansons et il y a eu, pour chacun, une enfance. Le moindre refrain en sait plus long que tout ce qu’il croit savoir. Que tout ce qu’il croit avoir oublié.
Se taire, immensément. Entendre, alors, l’écho d’une confidence. Qui n’est pas d’un seul, mais de tous. Écrire ensuite. Entre les lignes, le silence passe de main en main » (p.51).
La seule solitude véritablement achevée serait (et sera pour nos survivants) la mort ; une solitude qu’on n’achève pas est justement celle qu’on épargne, et pour laquelle le coup de grâce ne viendra pas de nous. Mais, si la première rive est la naissance, l’autre rive n’est pas la mort – même si la mort est quelque chose, un mort ne s’est plus rien comme l’hiver véritable hiberne et s’absente donc de soi – mais elle est la suite indéchiffrable, et pourtant parfaitement ouverte, des automnes qui nous restent. Trois courts passages, chacun énigmatique, le disent peut-être ensemble clairement :
« le joueur de vielle s’est éloigné
sa musique nous avait pris à la gorge
nous avions eu peur de tout perdre
ce n’est rien
un jour nous serons conviés
à une perte plus vaste
que tout ce que nous aurons perdu » (p.30)
« l’enfance est
ce qu’on ne voit plus
l’autre rive existe si fort
qu’on ne la voit pas » (p.31)
« l’automne
pour que vienne ce qui dérange
ce qui peine à trouver place (…)
novembre
le vent
ce qu’il dévaste pour nous
traversant les plaines
que nous n’avons pas
la force de traverser seuls » (p.32)
C’est pourquoi l’inachèvement est ici (merveilleuse) symphonie :
« il suffit parfois d’un archet
et notre corps innocent comme un fleuve
reconnaît ses origines
oui
un fleuve sans fautes
une fête au fond
des yeux qui nous regardent
un jour
des mains nous ont portés
et nous avons cru
qu’elles étaient la source
de tous les pardons »
La bouche du poète (un homme à l’œuvre inquiète, profonde, musicale et pudique) de temps à autre hésite, mais l’oreille est toujours admirablement bien placée pour s’entendre renaître :
« C’est comme revivre le moment de naître. Venir dans la confiance du monde. Venir à la confiance qui lui vient, ne pas trahir l’inconnu silencieux qu’elle lui révèle.
C’est un mouvement incroyable dans le corps immobile qu’il est. Une poussée, inexplicable. Mais cette parole, il la tiendra. Il ne reniera pas l’effroi silencieux d’où elle est née, ni la grande jubilation silencieuse qu’elle lui a laissé pressentir » (p.54).
Marc Wetzel
Marc Dugardin, né en 1946. L’œuvre poétique est remarquable (à la fois fidèle à elle-même, et se renouvelant constamment à ses doutes, obstacles et peurs – peurs moins de l’humanité que pour elle !). De grands livres : Table simple (Rougerie, 2015) ; D’une douceur écorchée (Rougerie, 2020) ; Psaume, passant (Le Chat polaire, 2022).
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