Un roman n’est pas une copie du Réel mais une rêverie critique, une divagation cohérente à partir du Réel – ou à partir de morceaux du Réel. Tout est faux dans un roman : donc tout est vrai à un niveau plus profond. Une histoire étant une sorte de roman en réduction, ou de possibilité de roman, ou de roman effondré, m’approprierai-je les définitions qui précèdent ? Je n’ai pas inventé le personnage d’Anne Rivière (1). Je me suis plu à lui imaginer ici, après plusieurs effacements et resurgissements, une trajectoire finale. Bien sûr, d’autres morceaux du Réel auront nourri ma rêverie :
On dit qu’Anne Rivière a racheté le Grand Hôtel d’Europe. On le dit. On ne sait pas comment elle l’a payé. Elle n’a pas vieilli, elle a à peine grossi. Elle aime porter des robes en lin très claires et des sandales en corde, maintenant. Le Grand Hôtel d’Europe, situé entre une banque et une suite de villas coloniales plus ou moins entretenues, a longtemps été le seul établissement acceptable de la ville. Le précédent propriétaire, le fils du fondateur, un Français né en Inde, plusieurs fois marié et père d’une dizaine d’enfants, est mort à la fin des années quatre-vingt. Ses héritiers se sont déchirés. Les investissements nécessaires pour mettre le bâtiment aux normes du tourisme moderne semblaient trop lourds à certains, sans doute. L’hôtel est donc resté à l’abandon durant deux décennies.