Chants du voyageur, Benjamin Guérin (par Didier Ayres)
Chants du voyageur, Benjamin Guérin, Editions de Corlevour, juin 2019, 92 pages, 15 €
Prémices
La question de l’origine lyrique du chant poétique me paraît toujours cruciale. Ce principe dit souvent le mystère du texte, et permet de connaître ce qui engendre, et encore constitue la compréhension et autorise l’englobement du fond et de la forme. Ici, avec ces Chants du voyageur, je me suis interrogé dès le premier poème. Ce fondement, cette profondeur de l’acte métrique de l’énoncé de ces morceaux versifiés, qui m’ont d’abord apparu comme un mouvement, m’ont laissé une impression non arrêtée, marchante, et invitant à aller l’amble avec l’auteur. Et même cette pérégrination m’est restée parfois énigmatique à moins de décider que l’essence du poème serait l’ivresse. Oui, le poème se véhicule et véhicule son univers, son atmosphère, à l’instar d’un enivrement sanguin, courant par l’ensemble du système du poème comme en un système veineux.
Dans un premier temps, j’ai pensé intituler ces lignes : une poésie atmosphérique, pour souligner l’ensemble sensible qui baigne le livre. Ainsi, cette atmosphère d’ébriété sans scandale va, il me semble, du psaume à la chanson de Ganymède. Cette prosodie cherche un état. Et on pourrait tirer l’extraction de ces sortes de cantilènes à la fois au sein de l’œuvre d’Hölderlin, qui habite le monde en poète, ou d’Omar Khayyâm, pour la libation et la célébration du vin. Cette phase primitive que poursuit toujours le poème, cette essence, son origine intérieure, me semble ici la nécessité physique de la glèbe – sachant que Benjamin Guérin vit dans un atelier de potier. Et c’est important car le travail de la poterie est au croisement de la matière (le contenant, la terre) et du vide (pour accueillir le contenu). De cette manière, l’œuvre du potier peut à la fois servir à fabriquer la coupe, la jatte ou le ciboire. Le vase, le vaisseau ou le vase floral sont bel et bien modelés pour appartenir aux deux mondes meubles et solides, matière et temps.
Je traque et je bois
le vin de ma vigne – à présent –
de petits grains joliment rouges
que je bois jusque dans ma soupe
comme un chapelet de rires.
Le lecteur entre ainsi lui aussi dans cette relation au modelé, relation du plein et du vide, du tout et du néant. Corps de terre qui contient l’habitation des eaux, des huiles pour la lumière des lampes, des liquides sacerdotaux, le vin pour finir. Le verre de vin est confiné au secret du vin, dans cette espèce de dessin dans le tapis qu’il faut reconnaître, deviner ce qui est invisible, associer de la signification aux éléments du langage poétique, car cette origine dont je veux parler, l’en-soi du chant, a une fonction quasi ontologique. Et même si le champ sémantique du voyage, du déplacement, de la fuite, du marcheur peut s’étendre à beaucoup de poèmes, il y a dans cet ouvrage quelque chose de gazeux, d’effervescent, d’une force de suspension, que j’associe à un état d’ébriété symbolique.
Étranger aux cités en ruines
j’ai cherché les mots et les langues
qui se sont déliées, qui se sont déchaînées
dans l’incompréhensible table
des multiplicités
Ou
Ma coupe est pleine !
elle a trop bu
eh patron ! puisque tu connais
les secrets de ce monde
– mon ami me l’a juré –
pourquoi ne nous
les as-tu données ?
Le fond d’un poème est sujet à des variations, à diverses explications, et au mieux lisons-nous un état spectatoriel de l’œuvre écrite. Toujours est-il qu’il se doit de parler de l’être et de son énigme, que le poète porte en lui comme tout un chacun. Et qui communique sa propre incompréhension à lui-même. Écrire est à la fois un obscurcissement et une mise en lumière. Seule la sensation intelligible reste au lecteur, source intime du moi-même, du for intérieur des deux participants de la rhapsodie du livre.
Didier Ayres
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