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Les Livres

Solal et les Solal, Albert Cohen (par Matthieu Gosztola)

Ecrit par Matthieu Gosztola , le Jeudi, 20 Décembre 2018. , dans Les Livres, Les Chroniques, La Une CED

Solal et les Solal, Albert Cohen, Gallimard, coll. Quarto, octobre 2018, édition de Philippe Zard, 1664 pages, 34 ill., 32 €

 

Soit Belle du Seigneur :

Ô aigu bonheur du secret. Avant la représentation, elle lui avait dit qu’au premier acte lorsqu’elle descendrait les marches, sa main se poserait près de l’aine, pour prendre de l’étoffe et soulever un peu la robe, une robe d’un bleu profond, un bleu si beau, et ainsi par ce geste il saurait qu’en cet instant, étrangère et lointaine, c’était à lui qu’elle pensait, à leurs nuits.

Elle allait, nue sous la robe voilière qui claquait au vent de la marche, marche enthousiaste, marche de l’amour, et le bruit de sa robe était exaltant le vent sur son visage était exaltant le vent sur son visage haut tenu, son jeune visage en amour.

Correspondance (1942-1982), Roman Jakobson, Claude Lévi-Strauss (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier , le Mercredi, 19 Décembre 2018. , dans Les Livres, Critiques, La Une Livres, Seuil, Correspondance

Correspondance (1942-1982), mai 2018, trad. Patrice Maniglier, préfacé, édité, annoté Emmanuelle Loyer, Patrice Maniglier, 434 pages, 25 € . Ecrivain(s): Roman Jakobson, Claude Lévi-Strauss Edition: Seuil

Isaiah Berlin – repris par Michel Serres – affirmait que le monde des chercheurs se pouvait diviser en deux catégories : les sangliers et les renards. Les sangliers labourent le sol en profondeur, mais dans un périmètre restreint ; tandis que les renards ne creusent pas, mais parcourent de vastes étendues. Roman Jakobson appartenait indiscutablement à la seconde catégorie. La pression des circonstances historiques le contraignit à une série d’exils qu’il sut faire fructifier : né en 1896, il dut quitter la Russie communiste (1920) pour se réfugier en Tchécoslovaquie (un État alors tout neuf), d’où il fut forcé de partir en 1939 pour le Danemark, la Norvège, puis la Suède, avant de finir par quitter le continent européen pour les États-Unis (1941). Ces déracinements successifs eussent brisé bien des êtres humains, mais Jakobson renforça son goût des langues (il parfait et écrivait aussi bien le russe et le tchèque que le français, l’anglais et l’allemand). Ses aptitudes en auraient fait un bon agent secret – la rumeur a d’ailleurs couru (p.139, note 2). Il élabora une œuvre profuse et protéiforme, rassemblée dans neuf épais volumes de Selected Writings, portant aussi bien sur la linguistique, les études slaves, la littérature comparée, la poétique, le Moyen-Âge. L’œuvre de Claude Lévi-Strauss, pour vaste qu’elle soit, se rattache principalement à une discipline, l’anthropologie.

Celui qui est digne d’être aimé, Abdellah Taïa (par André Sagne)

Ecrit par Luc-André Sagne , le Mercredi, 19 Décembre 2018. , dans Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, Maghreb, Seuil

Celui qui est digne d’être aimé, 2017, 136 pages, 15 € . Ecrivain(s): Abdellah Taïa Edition: Seuil

 

 

Le roman d’Abdellah Taïa s’appuie sur un dispositif particulièrement soigné, à la fois sur le plan chronologique et narratif, pour dresser le portrait croisé d’Ahmed, homosexuel marocain, et double de l’auteur, à travers quatre lettres qui se répondent entre elles et donnent à voir, soit directement quand il en est lui-même à l’origine, soit indirectement par l’intermédiaire de ceux qui l’ont connu et qui lui écrivent, les évolutions de sa personnalité et son endurcissement progressif. Quatre lettres, de 2015, 2010, 2005 et 1990, selon l’ordre temporel inversé adopté par le livre, écrites donc pour deux d’entre elles (2015 et 2005, peut-être l’année charnière) par Ahmed et les deux autres par Vincent (2010) et Lahbib (1990). De ce point de vue, le texte est une sorte de tour de force, une remémoration chorale à plusieurs entrées, exercice intime à trois voix, sombre et violent, qui n’a rien d’un exercice de style.

Et la mariée ferma la porte, Ronit Matalon (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mardi, 18 Décembre 2018. , dans Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, Actes Sud, Israël

Et la mariée ferma la porte, octobre 2018, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, 142 p. 15,80 € . Ecrivain(s): Ronit Matalon Edition: Actes Sud

 

Le court roman d’adieu de la regrettée Ronit Matalon, disparue hélas il y a un an, est un trésor littéraire et un formidable cri de femme. On pourrait dire de femme israélienne, tant l’héroïne de cette histoire, Margui (la mariée), associe les détresses diffuses d’une jeune femme confrontée à la perspective d’un destin fermé, et celles d’un pays, Israël, qui vit avec la même peur d’un lendemain impossible. C’est un roman de la fragilité, de l’inquiétude. Pas seulement celle de la mariée qui refuse soudain son destin immédiat, mais aussi celle du marié, Matti, qui, derrière la porte close de sa fiancée, va endosser peu à peu toutes les peurs, tous les doutes, tous les refus de celle qui est enfermée de l’autre côté. Margui, Matti, Ronit Matalon n’a pas choisi ces prénoms si proches par hasard. Ils sont miroirs l’un de l’autre et renvoient, métaphoriquement, aux deux peuples qui vivent, « de chaque côté de la porte », en Israël.

Mes amis, Emmanuel Bove (par Philippe Leuckx)

Ecrit par Philippe Leuckx , le Mardi, 18 Décembre 2018. , dans Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman

Mes amis, octobre 2018, l'Arbre Vengeur, 200 pages, 7,50 € . Ecrivain(s): Emmanuel Bove

 

Cette réédition (l’œuvre est désormais du domaine public) d’un roman de 1924 (l’auteur n’avait que vingt-six ans), un premier livre, encouragé par Colette, est une extraordinaire surprise. Dès l’incipit (« Quand je m’éveille, ma bouche est ouverte »), l’écriture, simple, dense, économe, éblouit par ses qualités de narration et d’atmosphère. Le personnage-narrateur, Victor Bâton, nous conte sa vie ordinaire, son pauvre garni, sa quête incertaine d’amis, lui, si dépourvu, si fragile. Ce serait superbe si les amis venaient éclairer les pans de sa vie. Hélas, pour notre antihéros, dans ce Paris faubourien, on est à Montrouge et il habite un immeuble de rapport, les locataires et la concierge le voient d’un mauvais œil parce qu’il a une rente militaire (une pension pour avoir fait la guerre de 14) et ne travaille pas. Ce n’est pas faute d’essayer de rameuter la tendresse où qu’elle se trouve, mais beaucoup de rencontres s’achèvent en eau de boudin ou sur les rails de l’ingratitude. Victor voudrait tant être tendre, partager le peu qu’il reçoit. Parfois une Lucie ou une Blanche lui apportent quelque réconfort mais décidément l’errance recommence, la solitude est trop forte.