1994, Adlène Meddi (par Gilles Banderier)
1994, septembre 2018, 332 pages, 20 €
Ecrivain(s): Adlène Meddi Edition: Rivages
Donner un millésime comme titre à un roman peut être une manière délibérée de rendre hommage à George Orwell et de se ranger sous son patronage ; en particulier quand le titre en question contient certains chiffres talismaniques. Ce fut ainsi le cas pour la dystopie de Boualem Sansal, 2084. Son compatriote Adlène Meddi a choisi, de son côté, une autre date : 1994. Pourtant, le modèle orwellien paraît loin, ne serait-ce que dans la mesure où l’auteur ne scrute pas l’avenir, mais le passé d’un pays – le sien, l’Algérie ; celui d’une génération (qui connut la guerre d’indépendance) et de ses fils. Il en va, semble-t-il, de la violence comme de l’énergie : une fois produite, si elle ne se transforme pas, elle ne disparaît jamais et, quand elle donne l’impression d’avoir disparu, c’est qu’elle est partie au mauvais endroit. On dit que le charnier dans lequel les victimes du massacre d’Oran (5 juillet 1962) furent ensevelies par les bulldozers de l’armée française empuantit la ville pendant des années. De la décennie 1950 à la décennie 1990, une violence déchaînée traversa l’Algérie et, comme elle n’avait plus d’appelés français à décapiter, elle se retourna contre les Algériens eux-mêmes. On a beaucoup écrit sur les méthodes employées par l’armée française pendant les « événements », mais le FLN et les autres mouvements indépendantistes (c’est ici un Algérien qui le rappelle) n’étaient pas composés d’anges et de saints.
Dans les années 1990, ce ne sont toujours pas des anges et des saints qui formaient l’armature des tout-puissants services secrets (et pour cause, il s’agissait d’anciens du FLN). La vision orwellienne surgit toutefois à l’improviste, dans sa dimension satirique, lorsqu’Adlène Meddi imagine les « services » comme étant dirigés par deux généraux reclus sur un navire ancré au large d’Alger, à bonne distance des égorgements quotidiens et des voitures piégées. L’un de ces généraux est un moribond, dont la survie dépend d’un appareillage médical élaboré (serait-ce une métaphore de l’Algérie ou, au moins, de sa classe dirigeante ? On pense naturellement au président Bouteflika, un des derniers survivants, à ce niveau de responsabilité et à ce rang de l’État, de la génération qui lutta pour l’indépendance). Ces deux généraux, dont on ne connaîtra que les peu impressionnants noms de code, commandent depuis la mer aux agents qui, sur la terre ferme, luttent contre les différentes factions islamistes, avec des méthodes dont la cruauté vaut celle de leurs adversaires passés ou présents. C’est, à l’échelle d’un pays entier, le combat du cancer et de la chimiothérapie, de la maladie et du remède empoisonné. Si l’organisme n’est pas vaincu par le mal, il succombera au traitement. L’exception devenait la norme et les bavures (les moines de Tibhirine ?) une règle. Le recours à la torture, banalisée, normalisée (sauf pour la victime), est une leçon que les forces de l’ordre ont retenue. Les fragiles barrières qui, dans les pays ordinaires (on n’ose pas écrire « normaux »), protègent l’individu des intrusions et de la violence étatiques n’existent pas et on ne se donne même pas la peine d’en faire des fictions (le fameux « état de droit »). Dans cet enfer quotidien où, malgré tout, il faut bien continuer à vivre, à étudier, à aimer, le fils d’un haut gradé des « services » se lance à son tour, avec la détermination et la maladresse de son âge, dans l’action clandestine.
L’intrigue est complexe, mais bien conduite. Le style, en revanche, est moins convaincant. Adlène Meddi pratique une écriture bourrative, comme d’autres cuisinent bourratif. 1994 fait penser à une brioche dont la pâte déjà lourde, quoique savoureuse, serait encore lestée d’une abondance de fruits secs. L’abus des comparaisons et des métaphores, omniprésentes d’un bout à l’autre, à en donner le vertige, fait qu’elles finissent par ne plus produire d’effet sur l’esprit saturé du lecteur.
Gilles Banderier
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