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La Une CED

Ghâts, images, durée - Histoire furtive (Par Patrick Abraham)

, le Vendredi, 23 Octobre 2020. , dans La Une CED, Ecriture, Nouvelles

 

A la mémoire d’Alain Daniélou

 

Sur les ghâts d’une rivière sacrée, à Bénarès, ailleurs ou dans un songe, des jeunes filles en sari, timides, entrent dans l’eau : deux polissons en haillons les observent, dissimulés derrière une vache, une main dans leur short rapiécé. Des pèlerins récitent les prières auspicieuses en commençant leurs ablutions. Plus bas, on se lave les dents, on lessive, on se rince, on barbote. Des déchets sacrificiels flottassent. Des barques circulent, s’arriment, s’éloignent.

Un businessman, son bain rituel achevé, tapote avec concentration sur son ordinateur portable, lorgné par une mendiante persévérante. Un gras gourou enseigne à un auditoire circonspect les subtilités du détachement. Sous une tente, assis en tailleur devant un lingam arrosé de beurre clarifié, des sâdhus vêtus d’orange, le front marqué de cendre, âgés de deux cent soixante ans peut-être comme Trailanga Swami, psalmodient : si je les regarde, me voient-ils ?

A Jérôme Ferrari (4) (par Marie-Pierre Fiorentino)

Ecrit par Marie-Pierre Fiorentino , le Jeudi, 22 Octobre 2020. , dans La Une CED, Les Chroniques

 

Les mondes possibles de Jérôme Ferrari, Entretiens sur l’écriture avec Pascaline David, Actes Sud/diagonale, février 2020, 176 pages, 18 €

 

À la fin de l’été 2018, je me délectais de votre dernier roman à peine sorti, À son image. Deux années… Mais je vous sais gré de votre parcimonie. Elle dompte ma gloutonnerie et me conduit sur le chemin de la lecture telle que Nietzsche la conseillait pour ses propres œuvres, lente afin d’être digérée.

Vos entretiens avec l’éditrice Pascaline David offrent d’ailleurs largement de quoi me faire patienter jusqu’à votre prochain opus, m’invitant, à travers le regard que vous portez sur les précédents, à en reconsidérer mon palmarès personnel. Un dieu un animal a ainsi pris du galon.

J’avoue pourtant que la quatrième de couverture et l’incipit de ces entretiens, qui présentent le livre comme une sorte de recueil de conseils, m’avaient un instant inquiétée. Vous, vous livrer à cet exercice ressassé, consolation pour auteurs devenus stériles ou exutoire pour célébrités littéraires souffrant d’une prétention démesurée ?

Passage des embellies, Jean-Pierre Vidal (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres , le Mercredi, 21 Octobre 2020. , dans La Une CED, Les Livres, Les Chroniques, Poésie, Arfuyen

Passage des embellies, Jean-Pierre Vidal, éd. Arfuyen, septembre 2020, 137 pages, 13 €

 

Poésie de la réponse

J’appréhende toujours un peu en suivant, dans la découverte d’un livre de poésie, une idée capable de recouper différents effets littéraires, thèmes, pour en faire une synthèse dans laquelle ma lecture pourrait peut-être paraître partiale ou trop elliptique. Ici, avec Jean-Pierre Vidal, je me suis trouvé dans un univers à part entière. Ainsi, dégager une ossature susceptible de restituer la force de cette écriture demandait un soin particulier. Je pensais, au début de ce petit voyage fait avec ce livre, que l’on pourrait déceler en cette littérature rare – du reste, l’auteur publie peu et lentement – une réflexion sur le pouvoir de la poésie. Puis, j’ai glissé, en franchissant pas à pas et en avançant dans l’ouvrage, vers une idée plus pertinente. Car cet ouvrage ne se réduit pas à une proposition dialectique, où l’on devrait choisir une position, mais davantage y trouve-t-on réponse, une adresse à la fois au lecteur, au poète et à la poésie. Oui, réponse à l’amour, l’amour physique par exemple, au temps, à la mort. Ainsi donc, pas de volonté pédagogique, mais une vision du monde.

Le Cafard, Ian McEwan (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier , le Mardi, 20 Octobre 2020. , dans La Une CED, Les Livres, Les Chroniques, Iles britanniques, Roman, Gallimard

Le Cafard, Ian McEwan, Gallimard, mai 2020, trad. anglais, France Camus-Pichon, 154 pages, 16 €

Les cafards dorment-ils ? On suppose que oui, même si on avoue ne s’être jamais posé la question. Quoi qu’il en soit, un cafard s’est réveillé un beau matin dans un corps qui n’était pas le sien, un corps immense, dépourvu de carapace, mais avec une tête volumineuse, sans antennes, et (seulement) deux paires de membres. De surcroît, si ce corps n’était pas le sien, ce n’était pas non plus celui d’un quidam. C’était le corps du Premier Ministre anglais.

Cette histoire de cafard rappellera quelque chose au moins érudit des lecteurs. Ian McEwan le sait et il convoque également les mânes de Swift, maître en satire et en misanthropie. Le Cafard ressuscite deux genres anciens : le roman à clefs et le roman à thèse. Le roman à clefs procure toujours au lecteur un plaisir spécial, fait de connivence, même si – comme ici – les clefs sont plutôt grosses. Jim Sams (le cafard) est bien entendu Boris Johnson (à l’état-civil Alexander Boris de Pfeffel Johnson), ce pur produit de l’élite britannique, lettré et polyglotte, devenu le porte-parole d’un vif (res)sentiment anti-élitaire ; exactement comme Donald J. Trump, l’énergique milliardaire new-yorkais. Dans Le Cafard, ce dernier correspond évidemment à Archie Tupper, le président des États-Unis, qui commence sa journée par écrire des tweets depuis son lit. Ceux qui connaissent les méandres de la vie politique anglaise ne manqueront sans doute pas d’observer d’autres correspondances.

Être de trop pour l’éternité : liberté et domination chez Sartre (partie 2) (par Augustin Talbourdel)

Ecrit par Augustin Talbourdel , le Lundi, 19 Octobre 2020. , dans La Une CED, Les Chroniques

 

« Et moi aussi j’ai voulu être. Je n’ai même voulu que cela ; voilà le fin mot de ma vie : au fond de toutes ces tentatives qui semblaient sans liens, je retrouve le même désir : chasser l’existence hors de moi, vider les instants de leur graisse, les tordre, les assécher, me purifier, me durcir, pour rendre enfin le son net et précis d’une note de saxophone ».

Jean-Paul Sartre, La Nausée


La « divine négation » du lion

L’homme est libre et partout il domine. Lorsque l’on décompose les rapports des consciences entre elles et les états de liberté et de domination entre eux, on constate d’une part qu’autrui n’est pas le seul à réifier et humilier la conscience déjà-là mais que celle-ci le domine aussi par son regard ; d’autre part que la honte et l’angoisse qui amènent un homme à renier sa liberté sont toujours accompagnés d’une fierté et d’un orgueil qui le poussent à la reconquérir. Dès que l’homme réifié et dépossédé de sa liberté pour-autrui revendique cette liberté et aliène à son tour autrui par la chosification, une « réciprocité négative » s’instaure selon Sartre. Face à la honte imposée par autrui, la conscience réagit d’une part par la fierté en ce qu’elle revendique une identité positive, une réification fondée sur la véritable valeur de l’individu ; d’autre part, par l’orgueil.