Histoire de ma vie, Jacques Casanova (par Didier Smal)
Histoire de ma vie, Jacques Casanova, Gallimard, Folio classique, janvier 2021, 544 pages, 8,60 €
Casanova, Jacques de son prénom (1725-1798), est un nom que l’on croise plus souvent qu’on en a lu l’œuvre ; parfois, dans un cadre psychanalytique, ce nom est mis en rapport d’opposition avec Don Juan : deux figures de la séduction, la seconde étant définitivement négative. Et effectivement, dans toute anthologie dédiée à la séduction, ou plus exactement à l’érotisme ou au libertinage, on croise un extrait de l’œuvre de Casanova, ou, plus rarement, dans une anthologie bien documentée relative à la littérature du XVIIIe siècle – mais alors, quasi en note en bas de page. Ce sont de brefs extraits, sélectionnés pour servir le propos de l’anthologiste, et il serait hypocrite de nier le plaisir ressenti à lire des écrits « légers » d’il y a deux, trois cents ans. On trouve des volumes reprenant un épisode de la vie de Casanova, en particulier son emprisonnement aux Plombs de Venise, ou la séduction d’une femme racontée plus amplement que d’autres séductions. Mais de l’œuvre véritable en tant que telle, ces Mémoires, rédigés en français, entre 1789 et sa mort, depuis réédités sous le titre Histoire de ma vie, après une longue histoire éditoriale faite de traductions maladroites, d’une mise à l’Index en 1834, de publications aussi diverses qu’incomplètes ou censurées jusqu’à l’achat du manuscrit par la BNF en 2010, autant dire qu’on ne sait rien – enfin, le quidam, celui que décourage un tantinet l’idée de trois volumes de la Pléiade (2013-2015) ou de la Collection Bouquins chez Robert Laffont (2013).
Le présent volume, un choix d’extraits voulus représentatifs de cette Histoire de ma vie, est donc le bienvenu pour le curieux un rien pressé, respectueux de la chronologie et découpé en épisode qu’il est.
Le portrait de Casanova, grâce en soi rendue à Michel Delon, devient d’une belle complexité à la lecture de ces quelque quatre cents pages (le reste, c’est l’appareil critique, parfois bien utile à une compréhension lexicale exacte), s’éloignant de l’image clichée qu’on peut avoir de ce personnage haut en couleurs. Certes, il y a le séducteur aux aventures multiples, le conquérant de la gent féminine aux capacités physiologiques puissantes – au point d’en saigner au bout de la nuit [sic]. Inutile de citer des passages probants, ce sont ceux que l’on trouve dans les anthologies susmentionnées. Ajoutons juste que Casanova n’est étranger à aucun plaisir, et qu’un homme peut aussi rencontrer, même si rarement et toujours en cas de présence féminine, sa ferveur et sa faveur – enfin, plus la première que la seconde. Mais si d’aucun·e·s pourraient être tenté·e·s lui intenter le procès, très dans l’ère du temps (si les conquêtes de Casanova lançaient un #MeTooCasanova du Ciel, probablement le septième, avec description précise des moments partagés, les réseaux sociaux deviendraient à lire d’une seule main), d’aimer à séduire et conquérir la gent féminine, on ne peut l’accuser d’utiliser ou avilir la femme, d’autant qu’il est toujours attentif à son plaisir, puisque pour Casanova, il n’est de jouissance que partagée, et que la séduction n’empêche en rien l’affection, voire que les deux vont nécessairement de pair. On peut ainsi constater l’absence de toute volonté de domination par le sexe façon Choderlos de Laclos, au contraire de la « Madame F… », trompeuse de l’épisode « Quiproquo nocturne » ; non seulement elle le conquiert au détriment d’une autre à la faveur de la nuit, mais en plus lui laisse une « petite indisposition » annoncée dans une lettre digne des Liaisons dangereuses. De même, Casanova éprouve un dégoût total pour les pratiques dont le sexe n’est qu’un prétexte, et l’avilissement, la distraction par le stupre la vraie raison d’être – cela se voit dans l’épisode « Orgie à Rome », dont n’est épargné au lecteur aucun détail, ou si peu, d’une « infernale débauche » à laquelle assiste l’auteur, invité mais refusant de prendre part, prêt à se servir de son épée si on l’y avait incité ; cette abomination orgiaque, sans nul amour, Casanova la vomit, et le lecteur partage sa nausée. À la vérité, Casanova aime aimer, aime séduire – mais le désir doit être partagé, jamais forcé ; aussi étrange que cela paraisse, surtout à notre époque tindérisée, la notion même de consommation irrespectueuse de l’Autre lui échappe, et il éprouve des regrets monstrueux en retrouvant à Amsterdam avilie une femme qu’il a autrefois aimée en Italie. Derrière la séduction façon Casanova se dissimule une morale de vie, aussi saugrenu que cela puisse sembler, orientée vers la jouissance partagée (et oui, moralement, certains épisodes sont franchement répréhensibles, selon les normes du XXIe siècle en particulier, mais toute relecture morale hors de l’époque est un anachronisme, et s’il est séduit par sa propre fille, c’est alors que les deux ignorent ce lien filial), vers le plaisir de vivre, probablement celle d’un homme qui ne cesse de diriger sa pensée vers Dieu autant que vers la femme.
Mais ce qui ressort aussi de cette sélection d’épisodes de l’Histoire de ma vie, dont une bonne part est effectivement dédiée à la séduction, c’est à quel point Casanova semble considérer la conquête féminine comme appartenant à un flux existentiel total, dédié à l’aventure, la curiosité, l’intelligence, la culture, la réflexion (Casanova est aussi un penseur, qui a entre autres écrit de belles pages sur l’amour, le « seul auteur de la nature » à l’en croire), à l’amour de la vie en fait : ce polyglotte parcourt l’Europe, remplissant diverses fonctions parfois aux limites, floues, de la diplomatie et de l’espionnage, ne pouvant au passage résister au charme féminin et au jeu de la séduction sous toutes les latitudes, mais aussi observant, écoutant, dialoguant. Il est ainsi saisissant de lire les pages relatives à ses rencontres respectives avec Rousseau, Voltaire, Frédéric II ou Catherine II, qui ne furent pas que des rencontres fortuites ; ce furent aussi des échanges, des partages : la conversation tenue avec Voltaire autour de l’Arioste, de la façon de dire certains vers du Roland furieux est à ce titre édifiante. Casanova semble être une comète cultivée qui a traversé l’Europe, laissant à l’époque peut-être plus de souvenirs dans certains cœurs féminins que dans certains esprits, un voyageur capable de relativiser son propre étonnement, sa propre déception : « D’ailleurs, il n’y a point d’endroit sur la terre où l’observateur ne trouve des extravagances s’il est étranger ; car s’il est du pays, y étant né, il ne peut les discerner ». L’Europe de Casanova, témoin attentif et précieux de son époque, est celle des particularités à considérer avec empathie et curiosité – peut-être les caciques bruxellois ou autres gagneraient-ils à lire cette Histoire de ma vie, ça leur permettrait d’envisager autre chose qu’une morne réduction au plus petit dénominateur commun (le commerce) tout en peuplant leur imaginaire d’images séduisantes qui les inciteraient à envisager la vie aussi comme un joyeux partage de la peau. Et si Casanova évoque la « canaille ennemie des rois », c’est que le heurte la volonté qu’a celle-ci de déstabiliser un monde dont il jouit dans tous les sens du terme, lui qui ne côtoie que l’aristocratie et la haute bourgeoisie, à la recherche de toute élévation, toute extase, tant spirituelle que charnelle ; au fond, si l’on considère la date de début de rédaction de ces Mémoires, 1789, on en vient à se demander si leur auteur ne raconte pas sa vie juste en tant qu’elle serait représentative d’une époque révolue (il ne devait pas être le seul aventurier, le seul voyageur, le seul séducteur européen – mais lui seul évoqua cette façon d’être au monde avec élégance), comme s’il invitait le lecteur à contempler plus le décor et les personnages « secondaires » que l’acteur principal et ses fredaines. On a le sentiment que Casanova, nostalgique de sa vie et de l’Europe qu’il a parcourue et aimée, se met en scène pour montrer un monde dont il a conscience qu’il est en train de disparaître, un art de vivre, une culture, une curiosité en lesquels il avait trouvé une douceur de vivre sans pour autant l’idéaliser – étant admis que le seul défaut culturel du Vénitien réside dans son manque total d’oreille musicale – sauf si c’est Henriette qui joue du violoncelle dans une scène dont l’équivoque n’échappera à aucun mélomane.
Cette impression d’un auteur nostalgique, de qui il fut dans un monde disparu, explique le recul pris sur son vécu par Casanova, recul ressenti par le lecteur au fil des pages de cette Histoire de ma vie. Il est vrai que cet aventurier écrit quasi ruiné, esseulé, quasi oublié, loin de sa Venise natale, n’ayant plus d’autre aventure à vivre que celle du souvenir – oui, la fin est touchante, quasi mélancolique. À l’occasion de ce long regard rétrospectif, Casanova est à la fois juge et partie, ne dissimulant ainsi pas la part stratégique qui est la sienne dans le jeu de la séduction, celle d’une autre époque il est vrai. Mais il faut insister : c’est un homme cultivé, curieux, intéressé par son époque, qui écrit, pas juste un quelconque mémorialiste érotomane qui pourrait inciter le lecteur ou la lectrice à se « calmer comme un écolier », pour reprendre sa jolie expression. Casanova fut ainsi initié à la « franc-maçonnerie » et ses mystères, se joua un temps des esprits par une « magie » destinée à duper les imbéciles – il fut de son époque, de ses doutes, de son désir de penser le monde, et aussi de son ironie distancée. Et il l’écrit avec une belle vigueur de style, ornée d’italianismes qui sont autant d’éclats encore plus vivifiants dans un récit dont la lecture est une véritable… jouissance. Peut-être, d’ailleurs, serait-il intéressant de comparer le style de Casanova, auteur de quelques belles saillies (des phrases remarquables, tout le monde avait compris, sauf les « écoliers »), avec celui d’un auteur possédant le même talent pour la phrase qui fait mouche et la narration vigoureuse : Romain Gary, dont le Fosco Zaga des Enchanteurs ressemble comme deux gouttes d’eau à Casanova. Ce serait intéressant, oui, mais pas autant que se plonger dans l’intégrale de l’Histoire de ma vie, en trois volumes, plongeon auquel enjoint le présent choix ; si tel était l’objectif implicite de Michel Delon, il est pleinement atteint.
Didier Smal
Giacomo Casanova (1725-1798) est un aventurier aux multiples talents, qui connut littéralement plusieurs vies et fut un séducteur amoureux de l’amour. Son œuvre littéraire la plus connue est l’Histoire de ma vie.
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