Visions, Arvo Steinberg (par Didier Ayres)
Visions, Arvo Steinberg, éditions Milagro, 2020, 86 pages, 7 €
Voir par l’éclair
Tout de suite, le poète, afin de déployer ses 77 visions, dont certaines sont dédoublées ou triplées…, met en scène un principe rigoureux et digne d’intérêt. Ses visions, parce qu’elles mettent justement en lumière des images, s’incarnent, se solidifient, s’imagent si je puis dire, dans un appareil langagier original. On y trouve des juxtapositions, sous forme très souvent d’associations – qui ne sont hasardeuses qu’en surface –, qui délimitent des aires, des espaces, grâce à un lexique, une nomenclature. Ce sont donc des visions topiques. Ces poèmes qui écrivent par scansions, par délimitations parfois brutales d’un mot à l’autre, par coupures, sont présentés centrés sur la page. On pourrait reconnaître ici un travail à l’américaine, poésie qui utilise la méthode du cut, action qui permet de chercher des nouveaux face-à-face, de nouvelles idées aussi.
De plus, on sait que l’écriture a été inventée pour consigner des listes, pour énumérer, pour compter les boisseaux de blé ou les quantités de tonneaux, de poids, des diverses marchandises. Ici, le rapport du texte à l’image qu’il décrit se présente sous forme de didascalies, de notes de scénario, d’indications de mises en scène de films, de script de film d’animation. De là, ce goût de petites descriptions à la limite du bizarre, où l’on ne décrit que peu de chose, peu de désir, comme si cela devait suffire et se poursuivre dans la lecture d’un anagnoste qui, à voix haute, compléterait l’émotion, en lui ajoutant sa propre sensibilité, et quelque part sa vie propre, comme on se comporte généralement devant un écran, dans un état de catharsis ou d’identification. Ces listes de vues – view-master de l’enfance – fonctionnent admirablement dans ce contexte.
Est-ce l’effet des dramaticules de Beckett qui est visé ? Ou peut-on rattacher cette étrange (unheimlich) littérature aux expériences de l’animation des années 60 dans les pays de l’Est ? Sommes-nous au bord d’un monde surréaliste ? Il y a très certainement une rencontre fortuite, de celles que rapporte le Comte de Lautréamont. Car ces associations, ces ajoutements qui semblent arbitraires sont tout le contraire d’un hasard, ou dès lors, un hasard qui n’aurait rien d’aléatoire, mais devenant une littérature conçue comme une martingale. Le sens s’abouche au sens, un mot à son épithète, un verbe avec un autre verbe, juste pour leur sonorité, pour des liens profondément énigmatiques que le poète connaît dans son intuition. Ainsi, les isotopies servent de fil à des textes funambulesques, les mots ne s’éprouvent qu’au contact d’un art poétique de toutes pièces inventé. N’est-ce pas la mission la plus haute du créateur ?
Vision n°10
Un jour d’été : Ciguë, tournesol, blé, colza, maïs
Ailleurs : Pavés, goudron, poteaux électriques, grillages, câbles
Un peu plus loin : Polochon, moquette, nappe, serviette, torchon
Il est midi et tu n’as toujours rien fait
Vision n°56
J’ouvre ma tête, découvre l’escalier qui va de l’oreille gauche à la droite, des marches blanches, glissantes et un plafond d’étoiles gluantes – écrans cathodiques, pellicules voilées, disques rayés et un tas de bouquins, de peintures et d’images où croissent des champignons gros comme des poings.
Didier Ayres
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