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Laisser être et rendre puissant, Tristan Garcia (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel , le Mercredi, 05 Avril 2023. , dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Laisser être et rendre puissant, Tristan Garcia, PUF, Coll. Métaphysiques, février 2023, 570 pages, 29 €

 

C’est un – encore assez jeune – homme génial (parce qu’avec humour et sincérité dépassé par sa propre puissance de pensée) et sympathique (parce que touchant, et voulant partout justesse) ; il intrigue, parce que sa capacité de vérité avance sans cesse, radicale sur les « lignes de front », nuancée dès qu’on respire en paix ; il désarçonne, parce qu’il ne défend aucune forme de vie définie (il nous donne juste de quoi s’arranger mieux, plus brillamment, plus distinctement, avec la nôtre) : le seul devoir qu’il consent à nous donner est de rassembler nos moyens de le comprendre. Il ne fait le siège de rien, il ne défend non plus aucune forteresse : il veut juste « réfléchir au coup d’après, ouvrir une brèche de possibilité » (L’architecture du possible, p.105). Il n’aime que rendre possibles de nouveaux élans de sens, les rendre disponibles, loisibles à un effort de vérité (les aménager pour ceux qui voudraient bien reprendre son effort de compréhension), et ne combat que les ennemis du possible, ceux qui abusent des effets contraires (inévitables) de ce qui rend possible, les aggravant au lieu de les adoucir. Lui, simplement, part en « éclaireur » des futures niches de vie sensée et de pensée heureuse, des nids à venir de fidélité (scrupuleuse et partageable) au possible.

Nous nous attendons, précédé de Iris, c’est votre bleu, Ariane Dreyfus (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel , le Mercredi, 29 Mars 2023. , dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie

Nous nous attendons, précédé de Iris, c’est votre bleu, Ariane Dreyfus, Poésie/Gallimard, février 2023, 272 pages, 9,10 €

 

Attention, cette lyrique n’a pas peur du mal :

 

« Parfois une histoire comme un caillou

Tombe, j’en ramasse une :

“Du lait mauvais”

Cette toute petite fille ne ment pas.

Elle parle comme elle l’a vécu : “Du lait mauvais”.

Un homme empoignait son sexe pour lui ouvrir la bouche avec.

Est-ce qu’il y a une pitié dans le langage ?… (p.93)

Les Aurores boréales, George William Russell, dit Æ (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel , le Vendredi, 24 Mars 2023. , dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Les Aurores boréales, George William Russell, dit Æ, précédé de Monk Gibbon, Rencontres avec Æ, et W. B. Yeats, Un visionnaire, Arfuyen, 2023, trad. anglais, Marie-France de Palacio, 216 pages, 17 €

 

Le grand poète W. B. Yeats a raconté (l’extrait se trouve dans ce livre, p.73) sa rencontre avec son futur ami Russell. Tout de l’homme y est dit en quelques lignes :

« Un jeune homme me rendit visite, l’autre soir, et commença à me parler de la création de la terre, des cieux et de bien d’autres choses (…) Je m’enquis de ce qu’il faisait et découvris qu’il était employé dans un grand magasin. Son plaisir, cependant, était de vaguer sur les collines en conversant avec des paysans à moitié fous et visionnaires, ou de persuader des personnes étranges à la conscience tourmentée de se décharger de leurs problèmes en lui en confiant la garde (…) La poésie qu’il me récita était pleine de sa nature et de ses visions. Parfois, elle parlait d’autres vies qu’il croyait avoir lui-même vécues en d’autres siècles, parfois des personnes à qui il avait parlé, les révélant à leurs propres esprits. Je lui dis que je désirais faire un article sur lui et son œuvre ; il me répondit que je le pouvais, à condition de ne pas le nommer, car il souhaitait être toujours “inconnu, obscur, impersonnel” »…

Versants, Proses poétiques, Jacquy Gil (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel , le Mercredi, 15 Mars 2023. , dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie, Unicité

Versants, Proses poétiques, Jacquy Gil, Éditions Unicité, novembre 2022, 96 pages, 13 € Edition: Unicité

 

« Les nuages que reflètent les chemins après la pluie ont beaucoup à dire… Et c’est au ciel qu’ils le disent ; à ce ciel qui jamais ne les voit sous cette face, et qui ne sait rien finalement, ou si peu, de ces drôles de passants qui le traversent et qui à chaque instant inventent un langage dont l’homme parfois sait tirer quelques présages » (p.88).

« Il y a toujours une autre réalité qui ailleurs se décide. Et si nous étions pourvus de plus de clairvoyance nous irions plutôt chercher ce qui demande à être vu dans ce qui ne se montre. Le monde serait autre et nos regards portés sur lui plus lucides » (p.85).

Toute hauteur se paye. D’abord parce qu’il faut que le corps ait l’âge et la volonté d’y grimper ; et ensuite que ce même corps (enrichi, annobli peut-être) résiste à la descente abrupte, à ses appuis fragiles : tout amateur d’élévation ponctuelle doit en organiser, à proportion, sa normale dégringolade – et ses lacets de vertige sur crampes. Et l’esprit (la conscience qui choisit, calcule et invente), qui est monté avec, devra lui aussi, solidairement, redescendre.

Une longue route pour m’unir au chant français, François Cheng (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel , le Mercredi, 08 Mars 2023. , dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Albin Michel

Une longue route pour m’unir au chant français, François Cheng, Albin Michel, octobre 2022, 252 pages, 17,90€

Le « chant français » ne devrait rien avoir de spécial, puisque toute langue vivante chante, toute langue parlée se fait entendre d’elle-même et vit ainsi au contact de ses sons modulés. Quand on chante – même mal – on fait forcément entendre au-dehors, dans l’extériorité matérielle, quelque chose de la vie de son propre corps (comme une sorte de gargouillis articulé), on crache ou expulse quelque chose de la première personne d’une chair en propre : en ce sens tout chant est, par nature, lyrique ; mais chanter, c’est aussi, à l’inverse, faire résonner en l’intime de soi, dans le « for intérieur », quelque chose de la sonorité d’abord extérieure, publique, d’abord spatio-physique, d’une langue, c’est faire retentir en soi, dans son praticien et locuteur même, faire vibrer dans l’étroit, fragile et fatigable canal bucco-laryngé de quelqu’un, le « logos » à la fois abstrait, collectif et anonyme d’un idiome donné. Toute épopée est donc faite de chants, parce que même la geste d’exploits impersonnels et le cours socio-public magnifié d’une nation doivent entrer dans des morceaux « chantables », dans des séances délimitées de possible exécution de la célébration par le célébrant. Il faut que la gorge (qui les fait seule vivre) puisse suivre, et, comme disait Michaux à l’auteur au début des années 80 :