La souveraineté du bien (The Sovereignty of Good), Iris Murdoch (par Marc Wetzel)
La souveraineté du bien (The Sovereignty of Good), Iris Murdoch, Éditions de l’Éclat/Poche, janvier 2023, trad. anglais, Claude Pichevin, 192 pages, 8 €
Ce titre (abstrait, ronflant) ne doit ni rebuter, ni faire peur : il ne cherche pas du tout à nous intimider, mais à nous faire réfléchir sur ce que, dans nos vies, nous respectons ou non inconditionnellement. De plus, la division du recueil en trois articles séparés ne menace en rien son unité, car chaque article examine une des caractéristiques de cette souveraineté (problématique) du Bien. « Souveraineté » (le terme anglais sovereignty vient lui-même du français depuis le XVIème siècle, et a exactement même sens), c’est en effet trois choses : une autorité (une aptitude à se faire obéir, comme foyer de légitimation et de justification des libertés sous son commandement), une suprématie (l’instance souveraine n’a rien au-dessus d’elle dans son domaine propre, elle est indépendante des instances qu’elle supervise, qu’elle peut donc juger et réguler), et une excellence (toute souveraineté tient sa noblesse et son rang élevé de sa fonction même d’anoblir, élever ou perfectionner ceux sur lesquels elle s’exerce) : il ne peut donc y avoir de souveraineté bafouée (ou négligeable), subordonnée (ou dépendante) et vile (ou médiocre).
Ces trois aspects sont examinés, respectivement, dans les chapitres 2 (de “Dieu” et du “Bien”, qui demande si le Bien pourrait récupérer l’autorité suprême – déclinante ou incertaine – de Dieu), 3 (“La souveraineté du Bien sur les autres concepts”, qui examine la possible suprématie morale de l’idée du Bien sur les autres idées morales : la liberté – donc le choix et la responsabilité –, l’affectivité – l’émotion, l’intérêt et le désir – ou même la vertu), et 1 (“L’idée de perfection”, qui veut saisir comment la souveraineté est aussi exemplarité, et source d’inspiration ; l’idée de perfection recoupant celle de bien par le “on ne peut mieux” qu’elle montre accomplir). La réflexion ici proposée (Faut-il prendre au sérieux et restaurer une souveraineté morale de l’idée du Bien, ou s’en tenir, au contraire, à son actuelle individualiste, laïque et pluraliste relativisation ?) n’est donc pas seulement féconde : elle est cohérente et complète.
La pure et simple négation de toute “souveraineté du Bien” est en effet devenue une position ferme, claire et défendable. On peut, en effet, poser avec les existentialistes que c’est la volonté libre qui, dans l’angoisse inévitable et la méritoire responsabilité, construit et déconstruit toutes les valeurs, et non la valeur du Bien qui la détermine en retour. On peut, avec les relativistes, déclarer le “Bien” inexistant ou insignifiant (le Bien est illusoire parce que rien ne peut être bon absolument, et parce que nous croyons ou prétendons “bon en soi” ce que nous nous refusons à reconnaître “bon pour ou par nous”, c’est-à-dire à avouer simple préférence partielle, partiale et accidentelle). On peut enfin, avec les traditions religieuses, proclamer la souveraineté de Dieu sur celle du Bien, en estimant que le Bien n’est souverain que secondairement, parce qu’il est le fait même (la suite, la décision, l’initiative révélée) du Souverain de l’Univers.
Iris Murdoch se bagarre (ardemment, et loyalement) avec ces trois grandes objections, et les grandes lignes de sa pensée sont celles-ci : d’abord, la « Souveraineté du Bien » signifie d’abord et surtout sa suprématie sur celle du moi (le Bien est là pour nous détacher de nos intérêts aveugles et « féroces », et nous faire voir la réalité comme elle est pour elle-même, et non plus telle que nous la fantasmons ou l’arrangeons) ; ensuite, il est faux que nous nommions simplement « bien » ce vers quoi nous tendons (comme le relativiste l’affirme), car cela ne dit rien de ce qui fait que nous y tendons, cela oublie que nous posons d’abord comme un bien le fait même de tendre vers une source de satisfaction – si le moi tend vers un bien, ce n’est pas lui qui choisit que tendre en général soit déjà un bien ! Cela enfin néglige que nous tendons tous à tendre de mieux en mieux à quelque chose, autrement dit que l’exigence de perfectionnement est déjà présente au cœur même de nos goûts et habitudes (le souci de perfection nous anime avant même que nous ne disposions capricieusement de lui). Enfin, on ne peut même pas se débarrasser du Bien sans faire usage de lui, donc sans se contredire : comme dit quelque part Paul Clavier, si j’affirme – en m’en réjouissant – que « Le Bien est mort ! », je dois logiquement ajouter : « Bon débarras ! », mais comment prétendre « bon » ce débarras si l’idée même du Bien n’y a pas survécu ? Il faut donc revenir à notre certitude indéracinable qu’il y a un bien (puisque même son déracinement devrait nous sembler bon pour le mettre en œuvre), tout en concédant que le Bien reste indéfinissable (mais que l’horizon soit irrejoignable ne signifie pas qu’il n’y a pas d’horizon ; que l’infini soit interminable n’entraîne pas qu’il n’y a pas d’infini ; qu’on puisse agir gratuitement et pour rien, n’implique pas du tout qu’on ne puisse en rien agir ainsi ! Et puis si le bien n’est rien, on ne s’explique plus qu’agir pour rien – comme dans le jeu, la contemplation, le pardon, la fidélité posthume – puisse parfois être un bien). L’indéfinissabilité du Bien fait peut-être partie, non de son imposture, mais de sa… réalité !
Celui qui rejette l’absoluité et l’unité du Bien dit : quoi de commun entre un bon couteau, un bon expert, un bon remède et une bonne volonté ? Mais justement, tous quatre déclinent un aspect du bien, de la ressource attractive et bienvenue : l’outil bien conçu, le professionnel bien formé ou bien doué, le traitement bénéfique, la personnalité bienveillante ou bien disposée (ayant « bon fond »). Même disponibilité à la bonne heure (opportune), une bonne fois (décisive), pour de bon (sérieuse ou fiable), tout de bon (authentique, à présence de première ligne). Même les fréquents dilemmes ou ambivalences dans la détermination du meilleur (quand l’empoisonneur lance : « Bon appétit ! » ; quand le « Bien visé » commente la performance d’un sniper ; quand le tortionnaire est molesté (« Bien fait ! ») par une foule de proches de ses victimes…) attendent, espèrent, exigent leur bonne résolution ! Le Bien ne brille nulle part par son absence : s’il est insaisissable, c’est plutôt par son omniprésence (comme le remarque encore Paul Clavier, c’est seulement parce qu’il est d’abord certain que toute décision et toute action tendent vers quelque bien qu’il peut devenir douteux qu’il y ait un bien auquel tendent toutes décisions et actions). Iris Murdoch le souligne : le bien n’est ni plus ni moins insaisissable que la réalité (c’est pourquoi l’attention à la réalité est toujours un bien), il n’est ni plus ni moins inépuisable que la beauté (c’est pourquoi la contemplation du beau est l’intarissable source de l’admiration du bien) et enfin il n’est ni plus ni moins contradictoire que l’amour (même un amour sans espoir se préfère à l’indifférence ou à la haine, et c’est pourquoi l’idée du Bien nous offre des manières non-mensongères d’échapper au désespoir).
Et surtout, c’est à la lumière (à la fois idéale, et pleinement réelle) du Bien que nous pouvons au mieux caractériser, requalifier, réhabiliter les vertus ou dispositions qui en dépendent : comme la liberté – qui n’est alors plus auto-affirmation héroïco-capricieuse de nos buts arbitraires, mais « conquête disciplinée du moi », maîtrise dans « la clarification de la vision des choses et la domination des pulsions égoïstes » (p.178) ; comme l’humilité qui n’est plus timidité maladive envers la vie, mais « respect désintéressé envers le réel » (p.171) ; comme la lucidité, qui est, non masochiste torture psycho-intellectuelle, mais progrès moral vers des « intuitions de moins en moins trompeuses de l’unité » (p.170) du Bien ! Le Bien est un attracteur idéal (donc infatigable), pur (donc non-vicié), fécond (donc renouvelant l’énergie même qu’il donne), et Iris Murdoch (qu’il était temps de laisser elle-même parler) l’écrit avec une sobriété et une justesse admirables :
« J’estime qu’il y a place, à l’intérieur comme à l’extérieur de la religion, pour une sorte de contemplation du Bien, non pas réservée à quelques experts élus, mais ouverte aux hommes et aux femmes ordinaires : il s’agit là d’une attention qui n’est pas simple planification de bonnes actions particulières, mais effort pour se détourner entièrement du moi en direction d’une perfection transcendante et lointaine ; en direction d’une source d’énergie non-viciée, source de vertu inédite et complètement insoupçonnée. Cet effort, qui est détournement de l’attention de la particularité, peut être du plus grand secours quand les difficultés paraissent insolubles, et tout spécialement quand des sentiments de culpabilité placent régressivement le regard sous l’attraction du moi. Tel est le vrai mysticisme auquel s’identifie la moralité : une sorte de prière non-dogmatique, mais réelle et importante, même si elle est aussi, sans doute, difficile à pratiquer et facilement sujette à toutes sortes de déformations » (p.182).
N’ayons pas peur du mot « prière » employé ici, qui désigne une sorte de libre demande adressée par la conscience au meilleur d’elle-même. L’authentique courage intérieur trouve toujours les moyens de s’exaucer, puisque :
« Il n’y a pas de doctrine secrète compliquée. Nous sommes tous capables de critiquer, de modifier et d’agrandir le domaine d’obligations strictes dont nous avons hérité » (p.135).
On peut le dire autrement : l’idée du Bien nous fait seule préférer, définitivement, l’attention à l’addiction. Les addictions sont mauvaises parce qu’en agissant sur notre plaisir même de sentir, elles nous font d’autant moins sentir notre plaisir même d’agir. À l’inverse, il suffit de ressaisir que la justesse est notre véritable faim quotidienne pour décider de faire de l’attention « notre pain quotidien » (p.86). Une célèbre prière ne parle-t-elle pas du bien de se le fournir ?
Marc Wetzel
Iris Murdoch (1919-1989) ; la célèbre romancière était de formation philosophique (élève de Wittgenstein, elle a même enseigné à Oxford de 1948 à 1963). Son univers littéraire déploie, on le sait, l’infinie diversité humaine que sa méditation du Bien a donc tenté de circonscrire, sans la mépriser ni la trahir : on peut, par lui, aimer parfaitement l’individualité pourtant toujours imparfaite ; on peut aussi, par ce même Bien, trouver dans la réalité même de l’art (ainsi indéfiniment approfondissable) de quoi nous guérir des illusions consolantes auxquelles nous expose son irréalité même. Ce merveilleux petit livre nous y dispose et aide. Merci à Jean-Gabriel You d’en avoir suggéré la republication.
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