Le Roitelet, Jean-François Beauchemin (par Marc Wetzel)
Le Roitelet, Jean-François Beauchemin, Éditions Québec Amérique, janvier 2023, 144 pages, 16 €
« À ce moment je me suis dit pour la première fois qu’il ressemblait, avec ses cheveux courts aux vifs reflets mordorés, à ce petit oiseau délicat, le roitelet, dont le dessus de la tête est éclaboussé d’une tache jaune. Oui, c’est ça : mon frère devenait peu à peu un roitelet, un oiseau fragile dont l’or et la lumière de l’esprit s’échappaient par le haut de la tête. Je me souvenais aussi que le mot roitelet désignait un roi au pouvoir très faible, voire nul, régnant sur un pays sans prestige, un pays de songes et de chimères, pourrait-on dire.
Une semaine plus tard, tandis que nous nous amusions à sauter du petit quai aménagé sur la rive de l’Étang-aux-Oies, mon frère a éprouvé un bref malaise qui durant quatre ou cinq secondes lui a fait perdre conscience. J’ai vu ce corps déjà vigoureux s’enfoncer comme une pierre dans l’eau bleutée. Quelques mouvements de brasse ont suffi pour le rejoindre. Il ne m’a pas été tellement plus difficile de l’agripper et de le ramener, sain et sauf, sur la plage. Mais les paroles qu’il m’a soufflées à l’oreille dès son retour à la vie consciente demeureront elles aussi à jamais inscrites sur le petit tableau noir accroché au fond de ma mémoire : “Pourquoi m’as-tu sauvé ?” a-t-il dit. Et c’était comme si j’avais ramené à la vie un fantôme dont les chaînes allaient tinter, désormais, dans les moindres recoins de ma vie, de ma raison, et derrière chacun de mes pas » (p.14).
C’est l’histoire de deux frères, assez rapidement orphelins. L’un, le plus jeune, est schizophrène, et vit comme il peut – employé modèle d’une pépinière, sinon qu’il se lave moins qu’il n’arrose ses plans, et qu’il s’habille en errant pour ne pas oublier qu’il l’est ; l’autre, de deux ans l’aîné (qui, à bientôt soixante ans, vit l’immense paisible grand amour avec Livia) est le narrateur, par ailleurs écrivain – une page par jour, et un peu de vie autour ! c’est sa formule de vie – attentif, protecteur, méditant. Attentif surtout aux bêtes (il sait qu’âme animale est un pléonasme, et son chien Pablo comme son chat Lennon sentent qu’il le sait) ; protecteur (surveillant le rapport à soi de son malheureux frère comme le lait sur le feu, mais accompagnant aussi les victimes naturelles de la nature, comme un coyote éventré, un geai assommé par une baie vitrée, une vache en gésine) ; et méditant (les mouvements du ciel lui sont parfaitement connus, et s’il repère Saturne et Jupiter comme tout le monde en sa claire campagne, il sait voir aussi Mercure dans le très court et peu distinct sillage du soleil couchant !).
Le grand frère, qui consigne l’histoire, continue, auprès du frère malade, l’œuvre de présence des parents et proches disparus. Quand le petit frère se cloîtrait dans sa chambre, le père (« Dieu du ciel ! Tant que je vivrai, personne ne s’enfermera chez moi ! », p.17) venait, avec succès, enlever la porte (préférant la détacher de ses gonds à sortir des siens) ; quand une voyante, un soir de fête chez les voisins Vermeulen, lut la bonne aventure dans la paume de l’aliéné, elle prévint (p.24) le drame de ce destin ainsi : « Rassure-toi. Je ne peux pas ramener à une ligne droite un avenir qui n’est fait que de méandres » ; quand son grand-père, en revenant fidèle, constate que le petit schizo regarde toujours autant « ailleurs », il conseille à tous (p.103) de « regarder dans la même direction que lui ». Le narrateur prend admirablement la suite : quand le cadet échoue à se jeter un jour contre un camion, le grand frère l’emmène aussitôt (p.23) acheter un nouveau vélo que cette fois le cadet choisira lui-même ; quand des voisins furieux du chaos de vie du jeune fou brisent sa fenêtre d’un jet de brique, l’aîné présent la renvoie, précautionneusement, dans la rue, y ayant attaché (p.74) le papier, ainsi rédigé, suivant : « N’ayez pas peur de lui. Il est bien plus terrorisé que vous ne l’êtes, et tout ce dont il a besoin est d’être rassuré ». Quand il s’agit d’enterrer le coyote éventré (dont les deux frères et le chien Pablo ont silencieusement accompagné l’agonie dans une cabane proche), le grand frère laisse le petit creuser la fosse à mains nues « comme on creuse en soi-même, me sembla-t-il, à la recherche d’un peu de lumière » (p.78).
Le délirant petit frère (qui a tout de même 58 ans), amateur de poésie, est, d’après le narrateur, beaucoup plus profond et spéculatif que lui. C’est qu’il n’a pas le choix : ne pouvant faire œuvre, et devant constamment combattre sa propre irréalité (« Je suis de moins en moins réel ; c’est atroce » p.13), il ne peut compter que sur l’intelligence pour supporter d’être fou. Son imaginaire forcé lui pesant déjà trop, il juge sévèrement les complaisantes fantaisies du frère littérateur. Il vit dans un désordre sans nom pour « entassant pêle-mêle et au hasard les objets les plus divers, ajuster son esprit à cette image de chaos que lui renvoyait le Monde » (p.15). Comme l’employeur pépiniériste l’adjure de trouver des habits décents, il vient, après deux heures perdues à « essayer les pantalons, les chandails, les chaussettes » du pourtant courtois et compréhensif commerçant, monsieur Lafortune (p.106), vider les tiroirs vestimentaires du grand frère, en concluant seulement, gros sac à l’épaule sur le perron : « S’il me faut absolument être un autre que moi-même, c’est à toi que je veux ressembler ». Le narrateur, bien sûr, se laisse dévaliser, se souvenant d’un triste et décisif aveu, au téléphone, de cette âme errante : « Je voudrais tant te ressembler. Comme ça doit être facile d’être quelqu’un d’ordinaire ! » (p.110). Car « l’ordinaire » du petit frère est bien plutôt l’effarante singularité des crises de paranoïa : moins il accède à sa vie intérieure en devenant plus opaque à lui-même, plus il croit sentir que d’autres sont présents à son propre esprit, contrôleurs omniscients de son absence à lui-même. C’est un « poulet évidé » (p.121) qui chercherait désespérément sa chair dans les menus d’autrui.
De même, d’autres traits d’une parfaite justesse : le grand frère, auteur comblé et homme de sens public, peut se permettre une spiritualité sans Dieu, car il a produit un monde qui sait devancer pour lui la réalité, et donc le consoler assez de la perdre un jour ; mais le petit frère dément, non. Ce Dieu, qui, dit-il, « évalue mal les gens » ; qui a fâcheusement « éteint la lumière » en repartant un jour de le visiter ; qui lui semble moins croire en sa créature qu’elle en lui ; ou a, inexplicablement, dit-il, négligé le travail de toute une vie de vaillance et de lucidité de leur mère en l’emportant dans une mort douloureuse et misérable (« Il faut apprendre à mourir. Pourquoi Dieu a-t-il si peu tenu compte de ce que maman avait appris ? », p.38), ce Dieu imparable, donc, inéludable (« Je crois en Dieu. Je n’ai d’ailleurs pas le choix ; dans cette vie, il n’y a pas moyen de faire autrement », p.98), il aimerait passionnément n’en avoir pas désir ni usage, au contraire du grand frère, pour qui, écrivain consistant et célèbre, l’auto-révélation de l’âme est salut suffisant, et qui, bien sûr, s’en désole : « Je suis sûr que Dieu n’existe pas, dis-je en regardant Mercure lentement disparaître sous l’horizon ; mais il existe en moi un besoin de Dieu dont je n’arrive pas à me débarrasser » (p.99).
Ce livre n’est pas seulement une leçon de vie ; il dit comment ce que la santé mentale de l’aîné permet (et que la pathologie du cadet lui interdit) est justement la juste « pression » en retour d’une vie sur la pensée. C’est cet écho en retour de la vie réellement vécue sur l’esprit qui la vit que la maladie psychique interrompt, fragmente ou distord. Le mouvement qu’une vie présente à elle-même exerce (p.26) sur les images mêmes qui la nourrissent et l’animent est ce qui garantit à l’homme normal son passé vivant, et le disloque chez le psychotique, comme, admirablement, le laisse lui-même conclure (p.144) le grand frère laborieux et sain : « La vie passe, banale, insignifiante, et pèse pourtant à ce point sur la pensée, le caractère et l’âme qu’elle finit par leur donner une raison d’être… ».
Ce livre, tel : Un certain Plume, Bartleby, Monsieur Palomar, La Première gorgée de bière, ou même Le Petit Prince, est un des plus beaux récits du monde, comme un éclair de génie dans un Éden libre de droits.
« J’ai pour la première fois rêvé l’autre nuit que mon frère était mort et que j’allais le visiter au petit cimetière. Le soleil était déjà droit dans le ciel quand je l’ai vu de loin, nonchalamment appuyé sur sa tombe. En m’apercevant, il s’est redressé, puis il a agité son chapeau en me faisant signe d’approcher. Les retrouvailles ont été émouvantes. Les paroles que je lui adressais étaient tendres et précises ; comme doivent obligatoirement l’être les mots qui cherchent à saisir les secrètes raisons du bonheur. “Dans la mort, les choses ne sont pas foncièrement différentes, commença-t-il. Je suis porté autant qu’avant à demeurer à l’écart des gens, comme si mon esprit, peu importe son habitat, restait celui d’un animal un peu sauvage”. Je lui ai demandé s’il lui arrivait de rencontrer papa et maman. “Bien sûr, dit-il. Sur le plan des rapports humains, papa ne me ressemble pas tellement. Il aime beaucoup côtoyer les morts. Plusieurs lui inspirent confiance, et un certain nombre d’entre eux l’émeuvent. Maman est plus timide, mais elle sait indéniablement comment se comporter en société”. Après il y a eu un moment de profond silence. Plus tard, une question m’est venue : “Y a-t-il des idiots dans la mort ?” demandai-je, un brin d’herbe entre les lèvres. “Pas de doute là-dessus” répondit-il sans hésiter. Nous nous promenions dans les allées, ou en zigzags au milieu des tombes bien alignées. Ce qui me plaisait, c’était que mon frère ne paraissait ni apeuré, ni vaincu. C’était en somme une journée formidable » (p.134).
Marc Wetzel
Jean-François Beauchemin, auteur québécois né en 1960. Le Jour des corneilles et La Fabrication de l’aube sont par exemple disponibles chez Libretto. Un court extrait suffirait à caractériser l’auteur et l’homme : « J’ai prié sur la croix peut-être plus que quiconque. Mais il ne sert à rien d’invoquer quelque toute-puissance au moment de la douleur, ni d’ailleurs à l’heure de la joie ».
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