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La Une CED

Nos gargouilles et chimères, par Sana Guessous

Ecrit par Sana Guessous , le Mardi, 31 Mai 2016. , dans La Une CED, Ecriture, Nouvelles

 

Les gargouilles, les chimères. Les rondes, celles au nez empâté. Les longues, les serpentines, qui vomissent de l’eau sale. Celles aux oreilles pointues, à la gueule grimaçante, aux yeux exorbités. Les cornues, les bossues, les griffues, les écaillées, les carapacées, les ailées, les rampantes, les dentues et les édentées.

Elles sont partout, les gargouilles. Ma vue en est pleine.

À Rouen, les gargouilles sont malheureuses comme les pierres qui les soutiennent. Il y a longtemps qu’elles ne font plus peur à personne. Même les gamins s’amusent de leurs tronches grotesques, menaçantes. Il paraît qu’elles protégeaient les églises des diables et des pécheurs. Qu’elles dégueulaient le mal hors des cathédrales et des tribunaux. Cruelle ironie.

Aujourd’hui, elles agrémentent des murs désertés, rongés d’humidité. Elles ornent les selfies réjouis des touristes. Elles ont perdu de leur superbe et gagné en « mignoncité » et en likes sur Instagram.

Polygraphie - à propos de Yann Andréa, Cet amour-là, par Yasmina Mahdi

Ecrit par Yasmina Mahdi , le Samedi, 28 Mai 2016. , dans La Une CED, Les Chroniques

 

Yann Andréa, Cet amour-là, éd. Pauvert, mars 2016, 192 pages, 18 €

 

« L’écrit ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de l’encre, c’est l’écrit, et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie »

Marguerite Duras, Ecrire

Dès la première phrase, le style durassien de cette écriture polygraphique est reconnaissable par cette impossibilité de nommer, une sorte d’aplatissement de la langue et des phrases pronominales. L’histoire d’amour de Yann Andréa et de Marguerite Duras commence. Impliquée. Dans Calcutta désert ? Non. D’abord à Caen. L’alcool accompagne les premières rencontres épistolaires : les bitter Campari, la bière, le whisky, le vin, rouge, rosé, blanc… L’alcool s’immisce dans l’organisme de Yann Andréa et imbibe sa maladie d’amour. Il écrit le personnage que Marguerite Duras a composé pour lui, pour elle, qu’elle lui a choisi, comme dans un film. Avec des parcours symboliques, des noms d’emprunt.

Orphée du fleuve, Luc Vidal - 1 - Une traversée vers la possibilité du bonheur

Ecrit par MCDEM (Murielle Compère-Demarcy) , le Jeudi, 26 Mai 2016. , dans La Une CED, Les Chroniques, Chroniques régulières

Orphée du fleuve, Luc Vidal, éditions du Petit Véhicule, 1999, 197 pages, 18 €

Chez le poète-éditeur Luc Vidal, l’histoire d’Orphée se décline au futur. Cet Orphée au bord du temps pour ses retrouvailles dans la joie de vivre, prêt toujours, hier, demain matin, d’aller « rejoindre les chiens du vent au bout des quais et à la prochaine halte, les quatre points cardinaux de la joie, (qui) brilleront dans les bras de l’amour ».

Parce que la poésie de Luc Vidal est embouchure. Le cours fluvial courant ouvrir ses bras à la mer vers l’Ile des rencontres et de l’amour. « Le temps a donné à Orphée la parole comme à la main la caresse ».

Parce que la poésie de Luc Vidal est, à l’instar du poète lui-même, dans l’espace de l’Autre, de la Rencontre, amoureuse ou amicale : « je suis comme l’espace de ta rencontre / dans ce fleuve bleu de toi le fleuve dieu des couleurs / comme une lumière levée dans tes regards (…) » (Le Fleuve et L’Ile).

« Écrire pour Luc Vidal, précise Christian Bulting dans sa Préface à l’Orphée du Fleuve intitulée « La ligne de cœur », c’est chanter la rencontre (…) Alors que tant de poètes contemplent dans le poème leur image idéalisée, lui dit l’autre, le désir de l’autre, l’amitié de l’autre ».

Une bouche à mourir, par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud , le Mardi, 24 Mai 2016. , dans La Une CED, Les Chroniques, Chroniques régulières

 

« Une bouche peut-elle manger son homme ? Oui. Ça m’arrive. Ma bouche se réveille avant moi, chaque matin et c’est elle qui commence la journée et je ne fais que suivre, comme une conjugaison. Elle lit les journaux, déboulonne quelques stèles, remonte le temps jusqu’à la montre de poche de Messali, redescend vers l’après-pétrole puis s’installe au-dessus de ma tête et commence à écrire. J’essaye. J’essaye pourtant de la fermer. De la remplir. De la raisonner en lui disant que cela ne sert à rien. La langue, c’est fait pour goûter, pas pour dégoûter, mais elle ne m’entend pas. Je le lui ai dit : ne joue pas avec le reste de ma tête ! Que deviendras-tu le jour où on me coupera la langue ou qu’on me donne un gros mouton que je ne pourrais manger en entier qu’à la fin de ma vie ? De quoi vivras-tu ? De bouffer de l’air ? Et là, elle fait semblant de ne pas m’entendre et continue. Continue de parler, toute seule, comme un livre qui refuse d’avoir une dernière page. Et elle refait tout : le monde, la politique, ses hommes, le pays. Elle critique tout comme un acide piéton. S’attaque à tous et cherche, avec le bout de sa langue, ces petits êtres difformes qui nous fabriquent des levers de soleil en nous répétant que c’est cela l’indépendance.

Déhiscence, par Nadia Agsous

Ecrit par Nadia Agsous , le Mardi, 24 Mai 2016. , dans La Une CED, Ecriture, Nouvelles

 

Je suis née dans une mine d’or. Je suis issue d’une double culture. J’ai été conçue par un père qui descend de la montagne, portant jusqu’au bout les valeurs intransigeantes de la parole donnée et de l’honneur collectif. J’ai été portée, bercée, nourrie par une mère citadine, native de Bejaïa, veillant farouchement sur les us et traditions qui ont fait de cette ville un phare où une lumière douce et étincelante brille loin ; aussi loin que des hommes et des femmes ont voulu la porter.

J’ai grandi dans un environnement familial qui baignait dans une richesse linguistique qui, je reconnais aujourd’hui, a grandement contribué à m’inciter à appréhender le Monde dans sa richesse et sa diversité aussi bien humaine, culturelle que linguistique. Le kabyle, langue de mon père ; l’arabe bougiote, le parler de ma mère ; et entre les deux, est venu s’immiscer dans ma pratique linguistique, naturellement, le français, langue de mon identité à la fois revendicatrice et réconciliatrice ; cette langue qui creuse au fond de mon intériorité pour chanter haut et fort les mouvements de mes tempêtes, de mes accalmies, de mes joies, de mes frustrations, de mes espoirs, de ma croyance profonde en un Monde à la beauté à la fois farouche et généreuse. Plus tard, dans le cadre de ma scolarisation, mon univers linguistique s’est enrichi avec l’arabe littéraire et la langue anglaise.