L’Equipe raconte l’Equipe, 70 ans de passion, Gérard Ernault et Les Anciens de l’Equipe, par Jean Durry
L’Equipe raconte l’Equipe, 7 ans de passion, Gérard Ernault et Les Anciens de l’Equipe, Robert Laffont, octobre 2015, 352 pages, 29 €
Remarquable.
Qui, chercheur ou curieux, s’intéressera en profondeur à l’histoire de la Presse, ne trouvera guère de monographie comparable à cette rétrospective des 70 ans de parcours du quotidien sportif « L’Equipe » depuis son premier numéro, le 28 février 1946, rétrospective tracée sous l’égide de l’Association des Anciens du journal et de son Président Gérard Ernault. Entre prologue et épilogue, ces sept décennies sont découpées en douze épisodes de quelques années et environ 25 pages chacun, scindés selon les transformations et les mutations successives. Les – nombreux – rédacteurs de chacun des textes ont personnellement connu la plupart des premiers protagonistes ou furent eux-mêmes les acteurs des péripéties qu’ils rappellent ou font découvrir.
L’Equipe – au nom suggéré par Jacques May – naît donc dans l’immédiate après-guerre, lorsque le Gouvernement se décide à débloquer du papier pour cette presse spécialisée, dont le sujet n’avait jusqu’alors pas été considéré comme prioritaire. Trois jours plus tôt, « Sports » de sensibilité communiste déclarée, avait pris tout le monde de vitesse. Puis, le même 28 février, « Elans » et l’hebdomadaire « Records » paraissent également. Chaussant les bottes de son ancêtre direct « L’Auto» – cher à Henri Desgrange, décédé en 1940 –, mis hors jeu à la Libération comme tout titre de presse ayant paru sous l’Occupation, L’Equipe va devoir se battre durant un trimestre avant de rejoindre puis dépasser Sports, et avaler Elans, reprenant une primauté qui va bientôt la resituer en position de monopole. En 1947, L’Equipe parvient à reprendre l’organisation interrompue après 1939 du Tour de France cycliste – en jumelage avec « Le Parisien Libéré » d’Emilien Amaury – ; alors peut réapparaître en pleine lumière Jacques Goddet, l’héritier moral de Desgrange, à peine caché derrière le rideau depuis le début de cette nouvelle aventure, mais qui prend cette fois officiellement le titre de « Directeur Général » et le portera vigoureusement jusqu’en 1984 – il y gardera un bureau jusqu’à sa disparition en décembre 2000. Durant cette période initiale, c’est la victoire de Marcel Cerdan, dépossédant, sur le ring de Jersey City, Tony Zale, du titre mondial des poids moyens, qui se traduit par un tirage à 624.279 exemplaires du numéro du 23 septembre 1948.
Car la caractéristique du journal est bien évidemment de se nourrir des exploits des champions en même temps qu’il fournit très souvent à ceux-ci le terreau, le terrain, de leurs performances : grandes compétitions cyclistes, Coupe d’Europe des clubs champions de Football imaginée durant l’hiver 1955 à son initiative, Coupe du Monde de ski alpin (1967), etc. C’est justement la création de la Coupe d’Europe du ballon rond qui va contribuer au « décollage » des années 1950 à 1958 ; se jouant souvent les mercredis en nocturne, elle met fin à la hantise de la « semaine morte », car jusqu’alors l’actualité sportive se concentrait sur les dimanches.
1959-1965 : avec l’émergence de Tabarly, les performances de Michel Jazy dont L’Equipe a pris en main la progression en lui assurant un emploi à mi-temps, le journal s’épanouit, et les trois semaines de non-parution lors de mai 1968 n’altèreront pas cette dynamique. Certes, 1970-1976 verra « la fin de l’innocence », car il n’est plus possible après l’attentat du 5 septembre 1972 au village olympique de Munich de confiner le sport dans une bulle idyllique. Il n’empêche que le lundi 4 octobre 1971 fait deL’Equipe le quotidien national de renom international le plus lu de France : 2.852.000 lecteurs ; et que de nombreux changements se profilent : suppression en juillet 1979 des bons vieux caractères d’imprimerie en plomb pour passer à la photocomposition ; lancement en février 1980 du supplément du samedi « L’Equipe-Magazine » ; décentralisation de l’imprimerie à Lyon, Toulon, Toulouse et Nantes ; adieu à l’historique Faubourg-Montmartre et installation à Issy-les-Moulineaux le 31 juillet 1987. Tout cela va de pair avec l’intronisation à la Direction Générale du quadragénaire Jean-Pierre Courcol, générateur d’une ère nouvelle : apparition de la couleur, multiplication spectaculaire des ressources publicitaires grâce à l’action plus qu’efficace de Louis Gillet, mise en place d’A.S.O. (Amaury Sport Organisation), qui prend son indépendance et désormais à son compte toutes les organisations d’épreuves. Le succès de l’Equipe de France par 3 à 0 sur le Brésil en finale de la Coupe du monde de football se traduit par le tirage record du 13 juillet 1998 : 1.642.501 exemplaires ; tandis que depuis le 14 juillet, le quotidien paraît également les dimanches – ainsi qu’il en avait été naguère pour L’Auto.
Mais la vie n’est pas un long fleuve tranquille ; ce « Mondial » va secouer L’Equipe – comme l’avait fait l’apparition éphémère d’un quotidien rival, Le Sport, aiguillon de quelques mois, entre le 2 septembre 1987 et le 28 juin 1988, fin de partie – : c’est « l’Affaire Jacquet ». Car dans les semaines précédant la Coupe, le journal a pris une position de plus en plus hostile au sélectionneur des « Bleus », allant jusqu’à des termes personnellement offensants ; or le succès tricolore donne raison à Aimé Jacquet ;L’Equipe doit faire acte de contrition et le public prend fait et cause en sa défaveur. Cette période en porte-à-faux sera digérée et le 10 avril 2009 L’Equipe – qui de 1993 à 2001 a connu un tirage annuel moyen de 385.000 exemplaires par jour – passée au tout-en-couleur, affiche allègrement son numéro « 20.000 ». Depuis quelques jours elle s’est installée à Boulogne-Billancourt dans un immeuble-amiral du Cours de l’Ile Seguin. Confrontée inévitablement au déclin généralisé de la presse-papier, cela n’empêche pas des coups d’éclat, tel le numéro géant (80x56 centimètres) à la mesure de l’exceptionnel athlète jamaïcain Usain Bolt, annonçant fin juillet 2012 les Jeux Olympiques de Londres ; mais nécessite désormais une stratégie tous azimuts : maintien de l’édition-papier mais en se ralliant définitivement au tabloïd en septembre 2015, rampant ainsi avec le grand format de tradition, devenu figure d’exception ; développement de « L’Equipe-TV » (1998) devenue « L’Equipe 21 » (décembre 2012), chaîne d’accès gratuit ; inscription résolue et forte dans les paysages de la numérisation et de la toile.
Il faudrait dire encore la qualité de présentation de l’ouvrage : lisibilité, illustrations – dont nombre de documents originaux, par exemple le « Numéro zéro » de 1946 ou le « petit format » de la chanson deL’Equipe (Orchestre Jacques Hélian, Editions Paul Beuscher) – points de repère intelligemment regroupés au début de chaque séquence. Il faudrait dire surtout que l’on nous fait revivre de l’intérieur ce que fut et ce qu’est la vie de la presse : le rôle des directions et des secrétariats de rédaction, les comités, les syndicats, les dessinateurs-caricaturistes, les photographes, les metteurs en page, l’importance des chauffeurs et des petites mains – les précieuses « sténo » aujourd’hui disparues –, les inflexions et les inter-réactions. Et l’on s’aperçoit que l’on n’a pas évoqué la place majeure de la famille Amaury – Emilien ayant racheté en mai 1965 toutes les parts, en laissant à Jacques Goddet la pleine Direction rédactionnelle – prolongée actuellement par Marie-Odile Amaury épouse puis veuve de Philippe ; que l’on a laissé probablement de côté les « grandes plumes » au cœur même de l’intérêt des lecteurs – Antoine Blondin ; et que l’on n’a même pas mentionné certains noms essentiels à des titres divers : Roger Roux, Gaston Meyer, Edouard Seidler, Robert Parienté, Henri Garcia, Noël Couëdel, Jérôme Bureau, Paul Roussel, jusqu'à l’actuel Directeur Général Cyril Linette, venu de Canal+.
On conclura cette recension d’une longueur tout à fait inusitée en mettant en évidence que depuis le 16 octobre 1900 puis le 28 février 1946, L’Auto et L’Equipe auront contribué à donner une ossature au sport français et à sa perception par l’opinion publique.
Jean Durry
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