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Le Chant du prophète, Paul Lynch (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mercredi, 19 Février 2025. , dans En Vitrine, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Iles britanniques, Roman, Albin Michel, Cette semaine

Le Chant du prophète, Paul Lynch, Albin Michel, janvier 2025, trad. anglais (Irlande), Marina Boraso, 293 pages, 22,90 € . Ecrivain(s): Paul Lynch Edition: Albin Michel

 

Souvent – à la suite d’une métaphore brechtienne – les pouvoirs totalitaires sont comparés à une bête immonde. Ce roman de Paul Lynch prend à la lettre cette incarnation et, dans une dystopie terrifiante, la Bête s’introduit, rampe, progresse, envahit, étouffe. Nulle considération idéologique, nulle référence historique, nulle analyse des processus de l’installation du totalitarisme. Paul Lynch laisse visiblement cela aux experts, politologues ou historiens. Seule l’intéresse la tête d’une femme, espace intérieur dans lequel l’ordre nouveau va balayer l’ancien, construire ses règles, inventer ses syntagmes, sans scrupules, sans le moindre égard pour ceux qui vont subir. La tête d’Eilish Stack devient le théâtre horrifique de l’événement qui frappe l’Irlande, du coup d’Etat qui prend ses citoyens en otages et les écrase lentement, comme un serpent constrictor dans ses nœuds.

La porte étroite, André Gide (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mercredi, 12 Février 2025. , dans En Vitrine, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, Folio (Gallimard), Cette semaine

La porte étroite, André Gide, Folio, 182 pages Edition: Folio (Gallimard)

 

Un roman sublime est le mot qui s’impose à la lecture de cet ouvrage. Sublime dans toute sa polysémie, à la fois d’une beauté fabuleuse, d’une élévation d’âme absolue, d’une intensité incandescente et enfin le roman d’une sublimation amoureuse irrésistible vers l’Autre et vers Dieu. Alissa et Jérôme sont les doubles littéraires de Ada et Van (Ada ou l’ardeur, Vladimir Nabokov) qui, par le mécanisme puissant de la sublimation, transfèrent l’ardeur des sens vers l’ardeur des âmes. Dans les deux cas la quête suprême est l’absolu et pour Gide le chemin est celui d’un voyage intérieur. Dans un récit marqué par une tension extrême et continue, il tisse une histoire introspective qui met en jeu la possibilité de la pureté.

Aux élans irrépressibles du cœur de Jérôme répondent les passions spirituelles d’Alissa, l’un amoureux, l’autre extatique. Non qu’Alissa aime moins Jérôme que Jérôme aime Alissa mais les chemins de la passion diffèrent, plus amoureux pour l’un, plus mystiques pour l’autre comme une exigence intangible de pureté qui ne supporte aucune trace triviale. Ainsi Alissa :

La Ballade du Café Triste (The Ballad of the Sad Cafe), Carson McCullers (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mercredi, 29 Janvier 2025. , dans En Vitrine, Les Livres, Critiques, La Une Livres, USA, Roman, Le Livre de Poche, Cette semaine

La Ballade du Café Triste (The Ballad of the Sad Cafe), Carson McCullers, Livre de Poche, trad. américain, Jacques Tournier, 106 pages Edition: Le Livre de Poche

 

On sait la fascination qu’exercent sur Carson McCullers les marginaux, les réprouvés, les amoindris, les exclus du monde. Son roman le plus célèbre, Le Cœur est un chasseur solitaire, est une ode à cette humanité oubliée, méprisée. Le Café Triste se constitue en point focal de cette lie humaine, si humaine.

Au cœur d’une bourgade perdue du Sud, autour de l’improbable Amélia, va se tisser une sorte de communauté des âmes perdues, phare inespéré dans un océan de misère. Dans une préface peu inspirée, Jacques Tournier (dit Dominique Saint-Alban) s’aventure à énoncer l’extériorité de McCullers au regard de ses confrères écrivains sudistes, ne lui reconnaissant pas comme prédécesseurs et maîtres Faulkner, O’Connor, Caldwell. Erreur d’autant plus frappante que La Ballade du Café Triste est sûrement, avec Frankie Addams, le roman le plus profondément sudiste de McCullers. Les cadres, les maisons, les gens, la pauvreté, l’idiotie, la folie, tout suinte le Sud. Le début du roman est une évocation toute faulknérienne de la ville en août, on n’attend que Lena* avec son gros ventre…

Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mercredi, 08 Janvier 2025. , dans En Vitrine, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, Actes Sud, Cette semaine

Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari, Actes Sud, août 2024, 140 pages, 17,80 € . Ecrivain(s): Jérôme Ferrari

 

La maîtrise élégante et parfaite de la langue, dans une déclinaison impeccable des registres et des tonalités, place d’emblée ce bref roman dans les meilleurs de cette rentrée. Ferrari jubile et nous fait jubiler et, son plaisir évident de trucider, rend sa charge ébouriffante. Car c’est une charge que ce roman, bien au-delà de l’histoire noire qu’elle raconte.

Les objets de cette charge ? Rien moins que le colonialisme, le tourisme et la violence ancestrale des vieilles familles corses.

Dans le cannibalisme colonial, celui qui commence par l’arrivée d’un premier découvreur et continue par le déferlement qui le suit inévitablement, s’inscrit en lettres de sang et de feu le désir du prédateur de conquérir, posséder, exploiter. Le lien vers le symptôme du touriste est inévitable : même soif de jouir d’un lieu, d’en tirer plaisir, de se sentir tout-puissant par l’argent, de saccager enfin lieux et culture sans scrupule.

La farce des Damnés (Auto dos Danados), Antonio Lobo Antunes (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Jeudi, 12 Décembre 2024. , dans En Vitrine, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Langue portugaise, Roman, Points, Cette semaine

La farce des Damnés (Auto dos Danados, 1985), Antonio Lobo Antunes, Éditions Points, 1998, trad. portugais, Violante Do Canto, Yves Coleman, 330 pages, 7 € . Ecrivain(s): Antonio Lobo Antunes Edition: Points

 

Roman de la décadence – celle des suppôts de la dictature abattue – La farce des Damnés est en effet une farce burlesque, celle que joue une bourgeoisie lisboète terrorisée par la Révolution des Œillets dans laquelle ils voient le déferlement létal du communisme. La scansion « dentaire » du début du livre – des bouches truffées de dents cariées, de molaires déchaussées, d’abcès gingivaux – est métaphore du pourrissement d’une classe sociale qui a participé à l’oppression salazariste au Portugal et – on connaît le tropisme d’Antonio Lobo Antunes pour cette période – dans ses colonies. Le dentiste blasé qui explore encore et encore les cavités buccales de ses patients est au-delà de tout intérêt pour son métier, son monde, sa vie : il est l’expression ultime d’une caste à l’agonie.

Je nettoyai la cavité que le plastique avait laissée, soignai au mercurochrome les écorchures, les miasmes repoussants de cuisine campagnarde, les caries que la résine et le métal faisaient pourrir entre les dents.