Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari (par Léon-Marc Levy)
Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari, Actes Sud, août 2024, 140 pages, 17,80 €
Ecrivain(s): Jérôme Ferrari
La maîtrise élégante et parfaite de la langue, dans une déclinaison impeccable des registres et des tonalités, place d’emblée ce bref roman dans les meilleurs de cette rentrée. Ferrari jubile et nous fait jubiler et, son plaisir évident de trucider, rend sa charge ébouriffante. Car c’est une charge que ce roman, bien au-delà de l’histoire noire qu’elle raconte.
Les objets de cette charge ? Rien moins que le colonialisme, le tourisme et la violence ancestrale des vieilles familles corses.
Dans le cannibalisme colonial, celui qui commence par l’arrivée d’un premier découvreur et continue par le déferlement qui le suit inévitablement, s’inscrit en lettres de sang et de feu le désir du prédateur de conquérir, posséder, exploiter. Le lien vers le symptôme du touriste est inévitable : même soif de jouir d’un lieu, d’en tirer plaisir, de se sentir tout-puissant par l’argent, de saccager enfin lieux et culture sans scrupule.
Pendant mon absence, la chambre de commerce et d’industrie, cette antenne terrestre de l’administration infernale, a signé en lettres de sang un lucratif contrat planifiant l’arrivée régulière de bateaux de croisière dans le port. Depuis lors, comme je le découvre avec effroi, en plus de nos touristes habituels, nous devons subir, d’avril à octobre, le déferlement ininterrompu sur nos rivages, depuis les entrailles de bâtiments gigantesques crachant vers le ciel bleu leurs grasses fumées noires, de hordes de retraités libidineux qui parcourent la ville par petits groupes hostiles et vociférants, exposant à la vue de tous l’obscénité livide de leurs jambes variqueuses et de leurs orteils dénudés.
La prédation traverse ce roman, comme la haine traverse des générations sinistres engendrées cette fois non par l’invasion extérieure mais par le Mal endémique. Le destin funeste de la famille Romani en est la métaphore aussi absurde qu’insupportable, celle d’une violence abrutie par les gènes ancestraux qui a multiplié les scènes sanglantes jusqu’à en faire un cliché corse, celui de la Vendetta. Cliché figé jusqu’à l’intenable dans cette scène du crime de Pierre-Marie Romani, personnage droit sorti de l’Enfer.
On raconte encore que ceux qui entrèrent les premiers dans la bergerie où se trouvaient les cadavres se signèrent devant ce qui ne pouvait être que l’œuvre du démon. Une épaisse couche de sang gelé recouvrait le sol. De larges tâches brunâtres s’étalaient sur les murs. Les deux frères gisaient sur le dos, le pantalon baissé. De leurs paupières grandes ouvertes sur des yeux d’une étrange couleur uniforme, où l’on ne discernait plus ni iris ni pupille, coulait une longue larme gélatineuse parcourue de filaments vermillon. Leur bas-ventre était réduit en bouillie par des tirs de chevrotine. Ils avaient le crâne défoncé et portaient la marque de multiples coups de couteau sur les membres et la poitrine. Ils avaient été châtrés. Les deux verges aux chairs livides étaient posées sur la tablette de la cheminée. Leurs testicules avaient été enfoncés soigneusement dans leurs orbites vides mais leurs yeux demeurèrent introuvables.
Au-delà du roman noir, très noir, que compose Jérôme Ferrari, c’est une vision terrible de notre monde qui apparaît. Du cauchemar exotique ou endémique, il fait de la Corse un portrait sans pitié, loin des images d’Épinal de « l’île de beauté ». Mais la Corse n’est ici que le syntagme d’un monde ravagé par la course au profit, les haines ancestrales, l’abrutissement des foules conditionnées par l’appel du commerce intensif.
Nord Sentinelle est le tableau des ténèbres qui menacent le monde.
Léon-Marc Levy
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