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La Ballade du Café Triste (The Ballad of the Sad Cafe), Carson McCullers (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 29.01.25 dans La Une Livres, En Vitrine, Cette semaine, Les Livres, Critiques, Roman, USA, Le Livre de Poche

La Ballade du Café Triste (The Ballad of the Sad Cafe), Carson McCullers, Livre de Poche, trad. américain, Jacques Tournier, 106 pages

Edition: Le Livre de Poche

La Ballade du Café Triste (The Ballad of the Sad Cafe), Carson McCullers (par Léon-Marc Levy)

 

On sait la fascination qu’exercent sur Carson McCullers les marginaux, les réprouvés, les amoindris, les exclus du monde. Son roman le plus célèbre, Le Cœur est un chasseur solitaire, est une ode à cette humanité oubliée, méprisée. Le Café Triste se constitue en point focal de cette lie humaine, si humaine.

Au cœur d’une bourgade perdue du Sud, autour de l’improbable Amélia, va se tisser une sorte de communauté des âmes perdues, phare inespéré dans un océan de misère. Dans une préface peu inspirée, Jacques Tournier (dit Dominique Saint-Alban) s’aventure à énoncer l’extériorité de McCullers au regard de ses confrères écrivains sudistes, ne lui reconnaissant pas comme prédécesseurs et maîtres Faulkner, O’Connor, Caldwell. Erreur d’autant plus frappante que La Ballade du Café Triste est sûrement, avec Frankie Addams, le roman le plus profondément sudiste de McCullers. Les cadres, les maisons, les gens, la pauvreté, l’idiotie, la folie, tout suinte le Sud. Le début du roman est une évocation toute faulknérienne de la ville en août, on n’attend que Lena* avec son gros ventre…

Si vous marchez dans la grand-rue, un après-midi du mois d’août, vous ne trouverez rien à faire. Le plus grand bâtiment, juste au centre de la ville, n’a que des fenêtres aveugles et penche si fort vers la droite qu’à chaque seconde, on attend qu’il s’effondre. C’est une très vieille maison. Elle a quelque chose d’étrange, d’un peu fou, que vous ne parvenez pas à comprendre, et, brusquement, vous découvrez qu’il y a très longtemps déjà, on a commencé à peindre le côté droit de la véranda et un peu du mur – mais on n’a pas terminé le travail et la maison a un côté plus sale et plus sombre que l’autre.

Le Sud encore dans la chorégraphie olfactive des soirs d’été. Avec cette scène inaugurale qui, une fois de plus, semble droit sortie d’un roman de Faulkner. Cette arrivée de celui par qui tout va advenir.

L’un des jumeaux, qui regardait vers le bas de la rue déserte, fut le premier à parler :

« J’aperçois quelque chose qui vient.

– Un veau qui s’est détaché », dit son frère.

Ce qui venait était trop éloigné encore pour qu’on le distingue nettement. Les pêchers en fleur qui bordaient la route avaient, sous la lune, des ombres difformes. Le parfum des fleurs printanières et de l’herbe neuve se mêlait à l’odeur âcre et sourde des marais.

« Non, dit Stumpy McPhail, c’est le gosse de quelqu’un ».

Syntagme absolu du marginal, le handicapé exerce sur McCullers une attirance permanente. Le Cœur est un chasseur solitaire est peuplé de personnages souffrant de handicaps auditifs, visuels, mentaux. Dans l’univers de McCullers c’est le centre de la fragilité, la limite de la faiblesse humaine. Aucun apitoiement cependant chez elle. Elle s’inclut toujours au nombre des faibles, elle dont la santé est fragile et l’alcoolisme enraciné. Son regard sur les gens diminués est fraternel, profondément humain. L’arrivée du Bossu résonne comme un avènement.

L’homme était étranger – et c’est bien rare qu’un étranger pénètre à pied dans cette ville à une heure pareille. De surcroît, l’homme était bossu. A peine quatre pieds de haut, une vieille veste couleur rouille qui lui arrivait aux genoux, de petites jambes torses qui paraissaient trop fragiles pour le poids de son énorme poitrine et de la bosse plantée entre ses deux épaules, une tête très large, des yeux bleu sombre, une bouche comme un rasoir, un visage insolent et doux à la fois, couvert de poussière ocre, avec des ombres bleu lavande autour des paupières. Il tenait maladroitement une valise fermée par une ficelle.

La solitude traverse le roman. Elle est source du jaillissement miraculeux de l’amour. McCullers disait à propos du Cœur est un chasseur solitaire que son seul propos était l’amour. C’est vrai aussi de la Ballade du café triste. Un amour dérisoire, grotesque, désespérant, mais un amour puissant qui unit les êtres. Dans le désert des cœurs, le café d’Amélia devient l’asile protecteur qui fait du lien, qui réchauffe, comme cet alcool que la femme fabrique elle-même et qui est le sérum qui fait oublier le malheur. L’alcool devient le philtre magique qui fait toucher au beau, au bien, au bonheur.

L’ouvrier de la filature, qui ne pense qu’à son métier, à sa gamelle, à son lit, et de nouveau à son métier – cet ouvrier devrait boire un peu le dimanche et cueillir une jacinthe d’eau, et tenir la fleur dans sa paume ouverte, et apprendre comment est fait le fragile calice d’or, et la tendresse l’envahirait soudain, fulgurante comme la douleur. Cet ouvrier de la filature apprendrait soudain à lever les yeux, à regarder pour la première fois la splendeur inquiétante et givrée d’un ciel de janvier à minuit, et son cœur s’arrêterait d’effroi devant sa propre petitesse. L’homme qui a bu l’alcool fabriqué par Miss Amélia connaît les choses de ce genre. Il prend le risque de souffrir ou d’être enivré de bonheur – mais l’épreuve a fait naître sa vérité, il a tenu son âme au-dessus du feu, il en a déchiffré l’invisible message.

Carson McCullers est l’écrivain des cœurs brisés, des corps tordus, des solitudes létales. Mais elle est aussi – surtout – celle qui chante comme personne l’amour des êtres faibles, les « solidarités mystérieuses » pour reprendre la belle expression de Pascal Quignard, ces liens que nul ne voit mais qui parcourent sans cesse les sociétés humaines.

 

Léon-Marc Levy

 

* Lumière d’Août, William Faulkner



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A propos du rédacteur

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /