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Les Chroniques

Le Magicien, Colm Tóibín (par Jacques Desrosiers)

Ecrit par Jacques Desrosiers , le Mercredi, 12 Juillet 2023. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED, Iles britanniques, Roman, Grasset

Le Magicien, Colm Tóibín, Grasset, août 2022, trad. anglais (Irlande), Anna Gibson, 608 pages, 26 €

 

Cette biographie de Thomas Mann est en fait un roman qui raconte sa vie sur un rythme trépidant en l’émaillant de suspenses. Au revers de la médaille, des chapitres entiers accumulent les péripéties, beaucoup fabriquées de toutes pièces par l’auteur, avec de longues conversations et la description rapprochée de situations intimes. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui une exofiction. À cela près qu’elle est assise sur une masse de recherches, comme le montre la bibliographie que Tóibín a annexée à la fin. On lui fait confiance sur le tableau qu’il brosse de l’Allemagne à l’approche du 20ème siècle et de l’adolescence de Mann à Lübeck, que sa mère brésilienne quittera à la mort de son mari pour Munich, où Mann commencera à publier et rencontrera la riche Katia Pringsheim. Sur les mille contrariétés de son exil aux États-Unis et les contacts avec la Maison-Blanche. Sur l’épreuve finale, où Tóibín nous fait voir combien l’écrivain a gardé intacte jusqu’à ses derniers jours son admiration pour la musique, capable d’atteindre une pureté impossible en littérature où il faut se salir les mains. Tóibín suit à la trace cette chronologie d’une vie secouée par les coups de tonnerre des deux guerres mondiales dans un style neutre et réaliste.

La couleur du temps, Clarisse Nicoïdski (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres , le Mardi, 11 Juillet 2023. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED, Poésie, Gallimard

La couleur du temps, Clarisse Nicoïdski, Gallimard, mai 2023, Coll. Poésie, trad. judéo-espagnol, Florence Malfatto, 160 pages, 5,90 €

Mémoire

Mon incertitude sur le fond de ma lecture de ce recueil de poésie de Clarisse Nicoïdski s’est poursuivie jusqu’au bout sans que je ne perce le mystère de cette littérature. Je n’ai pu dégager des textes que de rares notions : mémoire, amour, langue. Mais en écrivant cette chronique, je m’aperçois que ces punctums sont d’une grande force. Peu de thèmes peut-être, mais valeur des fonds où s’arrime cette poésie. Et cette invisibilité, je crois qu’elle vient de la langue-source : le judéo-espagnol – ici consigné en alphabet romain –, langue qui se perd et disparaît, langue d’expression sépharade venue directement de la Reconquista de 1492, et du drame de l’exil forcé des Juifs d’Espagne. Donc, de l’effroyable, à la fois pour des raisons d’identité que de persécutions.

Ici, on pourrait théoriquement penser à Paul Celan. Là aussi la mémoire de la douleur s’engouffre dans le poème et, dans sa grande simplicité, parle de la brutalité du monde. Effroi, maléfice, épouvante, puits sans fond, mort, malédiction, venus sans doute de la Shoah. Et comme extrémité de cette expression poétique, on trouve l’amour, le doux et vrai amour, venu de la transcendance de la poétesse, de sa résilience.

Jérusalem, William Blake (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel , le Mercredi, 05 Juillet 2023. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED, Arfuyen

Jérusalem, William Blake, Arfuyen, mai 2023, édition bilingue, trad. anglais, Romain Mollard, 192 pages, 17 €

 

« Quel est ce talent qu’il ne faut point cacher sous peine d’être maudit ? » (p.141)

(« What is that Talent which it is a curse to hide ? »)

Comme dit Spinoza, « l’homme pense ». Il est, parmi les vivants terrestres, celui qui cherche à se représenter comment s’y prend ce qui se passe, et à quoi joue le réel. C’est l’être qui se représente les causes possibles, et les fins permises. C’est à ce titre que l’homme, comme il est localement seul coupable de toute dysharmonie terrestre (comme le prouve notre crise écologique majeure), est aussi responsable globalement de l’harmonie universelle – étant seul, de l’univers connu, à pouvoir l’observer et la mesurer. Et, responsable, il l’est collectivement et rationnellement : il y a, pose Blake, une Humanité universelle (« Albion ») car l’espèce humaine pense par (et pour ?) tous ses membres. Les hommes (individus comme sociétés) ne pensent que les uns par les autres, et cette pensée (malgré erreurs, mensonges et illusions) est comme un dieu parmi les choses : elle est, parmi elles, comme Dieu, à la fois dans le temps et au-delà de lui, absolument simple et juge de toute complexité, le premier des êtres et par-delà l’être.

Crèvecœur, Emilio Sciarrino (par Martine L. Petauton)

Ecrit par Martine L. Petauton , le Mardi, 04 Juillet 2023. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED

Crèvecœur, Emilio Sciarrino, Editions Belfond, avril 2023, 224 pages, 21 €


C’est une boucle de Crèvecœur à Crèvecœur, un quartier populaire, qu’on dirait aujourd’hui précaire, en Picardie. C’est une boucle pour celle qui dit « je », Élise, de l’adolescence étriquée, aux études de plus en plus poussées et prestigieuses, en passant par sa difficile vie de femme, en changeant de prénom, voire d’identité, avant d’entrevoir le chemin. Mais on pourrait dire aussi, c’est la dureté des métamorphoses, de confinement en confinement, de mues consécutives plus ou moins abouties, de sortie de la coquille à l’air libre, et ses risques. « Élise ou la vraie vie » disait un vieux livre de Claire Etcherelli ; ce titre irait bien au livre, aussi, à condition de le faire suivre d’un point d’interrogation.

Terres, Marwan Hoss (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres , le Lundi, 03 Juillet 2023. , dans Les Chroniques, Les Livres, La Une CED, Arfuyen

Terres, Marwan Hoss, éditions Arfuyen, juin 2023, 96 pages, 13 €

 

Clarté

Si je pouvais retenir une seule impression sensible du dernier recueil de poésie de Marwan Hoss, je dirais : clarté. Clarté de la langue tout d’abord, hors des modes de l’instant, clarté du propos lequel se satellise sur très peu de concepts, juste assez cependant pour que l’on puisse réfléchir sur des questions graves : le désir, le destin, l’exil, la terre étrangère, le corps, la mort. Mais ceci dans une clarté, une transparence, une grâce (celle des Papiers Découpés de Matisse, ou la représentation des fleurs par exemple, chez Georgia O’Keeffe ; les roseaux, les étourneaux, les palmiers, etc., du poème, ici traités à la manière de ces peintres).

Cette expression cherche la légèreté, ne gardant aucune pesanteur idéologique, préférant le maigre que le gras, peu d’adjectifs préférés à l’ornementation. Se tenir devant une vision ductile qu’il faut saisir sans précipitation, et cela de deux manières : orientale et occidentale, mélange complexe et aventureux.