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Sa plus belle rencontre avait été un arbre (par Sandrine Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard , le Mercredi, 10 Mars 2021. , dans La Une CED, Ecriture

 

Françoise était née le 4 mai. Elle était morte le 24 décembre. Entre ces deux dates, elle avait vécu. Au Liban, en Syrie, au Maroc, au Sénégal, en Angleterre, en Espagne, en Italie. En France. En noir et blanc. Des milliers de photographies en désordre, dont les bords étaient dentelés, parfois tranchants, assez petites pour entrer toutes dans un coffret en marqueterie daté des années 50, tellement minuscules que je devais les regarder à la loupe. Des centaines de portraits sous la doublure du couvercle, autant de mosaïques décoratives, de pièces de bois d’ébène et de myrte, d’écaille et de nacre sur lesquelles je passais mes mains pour leur fermer les yeux. Nos ancêtres et nos descendants. Et quelques amis que la légende familiale célébrait. Des répliques.

Cinquante ans avant de mourir, les gènes de Françoise avaient sauté de son corps au mien, enjambant deux générations. Ses deux filles. Françoise était ma grand-mère. Son gène récessif de l’iris bleu dans les miens. Françoise m’avait transmis la vie par sa fille aînée. Et la promesse de sa longévité.

Les Vilaines, Camila Sosa Villada (par Sandrine Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard , le Vendredi, 12 Février 2021. , dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Amérique Latine, Roman, Métailié

Les Vilaines, Camila Sosa Villada, Métailié, janvier 2021, trad. espagnol (Argentine) Laura Alcoba, janvier 2021, 208 pages, 18,60 € Edition: Métailié

 

À chaque nouvelle lecture, on se dit qu’un livre est une rencontre, la vraie celle-ci, l’objet littéraire que l’on n’attend pas, la rencontre qui détourne, transforme. La lecture en expérience. Pour changer son propre rythme et sa lecture du monde.

Ici, la lecture est un témoignage.

Aucun chapitre numéroté pour s’y tenir. Tel le tronc contre lequel les corps s’appuient dans le Parc, contre lesquels ils jouissent ou ils succombent. Elles tombent. Les incubes et les succubes. Ici, les Trans travaillent. La ville imprimée dans les lignes qu’elles forment en marchant dans le Parc, les lignes qu’elles prennent, les lignes qu’elles suivent. À Cordoba, avec un accent sur le premier « o », en Argentine. L’alignement des fenêtres, qui ne sont plus si blanches, toutes grillagées, et des portes condamnées comme autant d’alarmes pour se protéger des vols. Des viols. Des coups de feu, des coups de poing, des coups meurtriers dans les reins.

Tiramisu (par Jeanne Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard , le Mardi, 15 Décembre 2020. , dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

 

Cher ami,

Je réponds d’emblée à ton souhait, je m’en réjouis. Je t’apporterai le dessert. Un dessert. En réponse aussi à ta précédente invitation, ce dîner que nous avions volé aux circonstances. Tu avais si bien cuisiné ! Et ton tiramisu était exquis. Son onctuosité. La génoise et les grains de café dans la crème, un pied de nez assurément. Ce n’était plus un tiramisu, avais-je rétorqué, et qu’importe ! Nous avions trinqué à tout ce qui se transforme, ne se crée point, se transmute. Nous nous étions régalés. Nous avions bu, presque rien. Un Crozes-Hermitage 2011. De 2011 à 2020. Trois verres chacun qui me demandèrent une attention accrue à vélo. Par chance, nous vivons à un kilomètre l’un de l’autre, là notre distance. Notre respectable insouciance. Nos dîners tantôt chez l’un tantôt chez l’autre, toujours inédits, toujours différents, celui-ci et le nôtre. Nos deux intimités diluées ou dissoutes par une pandémie. L’univers entre nous.

Mon chien Ischia (par Sandrine Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard , le Jeudi, 05 Novembre 2020. , dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

 

Les mouettes et leur application à flotter. L’effort sans contrainte. Je les observe en boucle, tel un traitement renouvelé contre l’anxiété. Reines de la manœuvre et du matelotage. Elles m’apaisent. Le bec devant, la proue légèrement pointée vers les flots. Les pattes alignées, ajustées sous la queue, toutes voiles serrées. Portées par les ascendants. Au-dessus de moi. Le sens du jeu ou le sens du vent. Elles suivent le bateau qui me ramène à Ischia.

L’éventualité d’une nourriture.

L’une d’elles s’est posée sur les aussières enroulées. Le déplacement au repos. Les autres plongent à toute vitesse, et je contemple, depuis le gaillard d’arrière, les orbes que créent leur chute. Et l’étrave qui baratte la mer. Le tangage et l’écume des sols prêts à rompre. Naples aspirée par les moteurs du bateau. Le bateau et l’amer dans la gorge. J’ai le mal de mer dans les tripes. Le ventre blanc entre Naples et Ischia. Je peux presque tendre le bras et saisir leur ventre rond.

Ohio, Stephen Markley (par Sandrine Ferron-Veillard)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard , le Vendredi, 16 Octobre 2020. , dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Albin Michel, Roman, USA

Ohio, Stephen Markley, août 2020, trad. anglais (USA) Charles Recoursé, 540 pages, 22,90 € Edition: Albin Michel

 

Un soir. Six chapitres. Six amis d’enfance ou d’anciens camarades de lycée, or l’étaient-ils vraiment. Six chapitres bâtis comme des nouvelles. Dans l’état de l’Ohio, aux États-Unis.

Un soir, à New Canaan. Pour Internet, New Canaan est, entre autres, une suite de chiffres, 41°8’48.347’’N73°29’41.44’’W, une altitude de 105 mètres, une densité de 339 habitants/km2, 5280 familles dont 41,7% des enfants ont moins de 18 ans, 6822 ménages, 19395 habitants en 2000. Un an avant le 11 septembre 2001.

Assurément un rythme. La formation immédiate des images. Et la voix-off/la voix-on, qui d’emblée séduit. Le ton donc. Chaque détail est exprimé, détouré, débarrassé de son fondement spatio-temporel. Son revers. Et des descriptions à relire deux fois pour le plaisir du son. La fabrique d’une histoire qui fige, qui glace, qui foudroie. Lorsque la littérature perce l’envers des choses. Des êtres. Leur épaisseur. La fumée comme cadre, omniprésente tout au long du livre. Les vapeurs, le brouillard. Les vapeurs d’alcool. L’obscurité comme fond. La vie des êtres sans fonds.