« Nous n’avons aucune communication à l’être » (Montaigne, Essais, II, 12)
1- « Je suis pluriel ; je suis innombrable ; à travers mes hétéronymes, je crée les fictions multiples qui me composent, n’étant circonscrit par aucune d’elles, ne me limitant pas à leur somme » : telles ont pu être, un soir pluvieux à Lisbonne, en descendant d’un tram, devant la terrasse d’un café, au milieu de la foule indifférente du Chiado (mais quelle revanche posthume !), face au Tage mélancolique, les méditations d’un promeneur à l’allure presque ordinaire.
Publiée en 1922 dans la revue Contemporânea sous la signature de l’orthonyme, la nouvelle de Pessoa Le Banquier anarchiste déroute depuis cent ans par son titre oxymorique et par sa leçon indécidable : faut-il voir dans ce récit une simple blague ? Un canular, comme il arrivait à l’auteur d’en inventer, illustrant à sa façon le « plaisir aristocratique de déplaire » ou de se contredire cher à Baudelaire ? Un anti-apologue wildien ? Une démonstration par l’absurde de l’inapplicabilité des doctrines anarchistes ? Une anticipation géniale de l’évolution des régimes révolutionnaires ? L’embarras du lecteur, aujourd’hui encore, prolonge le malaise initial.