L’autre rive de la mer, António Lobo Antunes (par Léon-Marc Levy)
L’autre rive de la mer, António Lobo Antunes, Christian Bourgois Éditeur, avril 2024, trad. portugais, Dominique Nédellec, 450 pages, 24 €
Ecrivain(s): Antonio Lobo Antunes Edition: Christian BourgoisLe vieux lion (ou plutôt loup – Lobo) rugit encore et, même si les pontes décérébrés du Prix Nobel ne semblent pas le savoir, il est le plus grand monstre littéraire encore vivant en ce monde. L’autre rive de la mer, dernier ouvrage de Lobo Antunes – et l’on espère que ce ne sera pas le dernier – est à la fois un retour aux sources brûlantes de l’inspiration du romancier lisboète et un regard sombre vers son passé. L’Angola, enfer vécu par le jeune António entre 1971 et 1973, et cadre ténébreux de ses 3 premiers romans, Mémoire d’éléphant, Le cul de Judas et Connaissance de l’enfer.
« et le nègre avec son fusil à côté d’eux manœuvrant la culasse avec le fracas de qui ferme la dernière des portes, restent les crabes qui approchent dans leur boiterie oblique, refermant sur nous leurs pinces rouillées, reste mon passé s’enfonçant dans le sable si bien que je ne sais pas si je l’exhume ou si je l’invente, si ça se trouve il n’y a jamais eu de coton dans ma vie, il n’y a jamais eu de villages de nègres, je n’ai jamais vu de sipaios enterrer vivante une femme devant son quimbo, la femme les bras et les jambes brisés, enroulés autour de son tronc, et les yeux ouverts tandis qu’ils balançaient les pelletées de terre […] ».
Nous sommes dans les terres sacrées d’Antunes : à l’Angola oppressant, se mêle étroitement Lisbonne, aussi oppressante mais de mesquinerie bourgeoise, de fadaises familiales, de douleurs intimes. Le roman est une tresse à trois bouts qui alterne dans un flux de conscience multiple les souvenirs de trois personnages – deux hommes et une femme – qui ont en commun les deux pays. Souvenirs qui déferlent en pulsations rythmiques, scandés par la réminiscence des douleurs, ourlés par le Mal. Comme dans l’incipit :
« et je n’en revenais pas que mes doigts ressortent tout secs de l’eau, ma parole d’honneur que même si je suis partie depuis des années jamais je n’ai quitté les lieux où j’ai habité ou alors ce sont eux qui m’accompagnent pour toujours, j’entends le néflier, j’entends le sifflement de l’herbe, Domingas à moi – Gare au vent mademoiselle gare au vent et j’entendais, je voyais, de la même manière que j’entends le jusant d’une voix pleine de dents ramassant avec sa manche les roseaux et les algues jonchant la plage, elles ont tant de poches les vagues, parfois un crabe tordu dans le jardin, pas seulement malhabile, tordu, avançant l’un après l’autre les talons hauts malcommodes de ses pattes dans une lenteur monstrueuse de bestiole convaincue d’être grande alors que petite ».
Comme dans la plupart de ses ouvrages, Antunes n’utilise jamais le point. Sa ponctuation, il la laisse aux vagues de la parole des narrateurs avec des glissements permanents de l’un à l’autre, d’une « rive » à l’autre de la mer, d’une morsure à l’autre de la mémoire. Les répétitions, souvent extraites du flux des trois narrateurs, fondent l’unité du propos : une époque du Portugal s’érige aux yeux du lecteur, celle du colonialisme en Afrique et de la dictature au pays. Ces scansions itératives, les échos constants de passages entiers construisent, page à page, un chant douloureux dont l’unique compositeur est – et c’est là tout António Lobo Antunes – la mémoire. Les souvenirs s’abattent comme des massues et même des moments de jeunesse en deviennent des bribes de souffrance. Comme ce morceau d’enfance en Angola.
« l’Angola est tout près là sur l’autre rive de la mer car ils appellent mer ce fleuve avec plus d’eau et plus d’écume que les autres, frottant ses rochers dans un sens puis dans l’autre en farfouillant dans des tiroirs, emportant ce qu’elle s’empresse de nous rendre, coquillages, cailloux, bouts de bois venus d’où mon Dieu, avec un moteur énorme, à moitié fichu, chevrotant là-dessous et quand elle se retire voilà les crabes de retour claudiquant vers nous avec cette détermination entêtée des estropiés et au-dessus le vide, des oiseaux, la feuille sans arbre d’une mouette réduite à un bec et des yeux, dans une attente éternelle, moi à Domingas, sans les mots
– Que faisons-nous ici ?
– nous attendons qu’on nous ramène en Afrique où le fleuve, qui finit là-bas, au milieu des palmiers, commence à nous rendre ce que nous avons été, voilà ma mère, voilà mon père, voilà le nègre au fusil et tout ce coton brûlé sous mes yeux, personne ne se coiffe sur le balcon là-haut, personne ne m’envoie promener
– Pousse-toi de là petite »
Cantate lugubre qui, comme toute cantate, ne prend son sens qu’à être entendue dans toute son étendue car, chaque instant du flux narratif donne sens à celui qui précède, prépare celui qui suit, dans un agencement au millimètre, celui du maestro Antunes.
Le colonialisme au cœur de l’œuvre étale ses turpitudes : voracité, mépris, violence, négation de l’humanité. Le roman tourne autour du souvenir d’une révolte des noirs exploités par les colons de la Cotonang – compagnie belgo-portugaise –, une révolte fondatrice qui, en 1961, débouchera sur un massacre de milliers de travailleurs angolais, et marquera le début de la guerre d’indépendance du pays. « Le nègre avec son fusil » revient comme une antienne sous la plume d’Antunes, cauchemar du colon prêt à toutes les exactions pour défendre son bien. Le blanc, le blanc, le blanc, qui veut effacer le nègre tout en l’exploitant.
« ma mère assise entre mon père et le Belge, les yeux aussi blancs que sa peau, portant à sa bouche blanche une cuillère blanche de soupe blanche avec des gestes blancs qui trébuchaient les uns contre les autres jusqu’à ce que la cuillère tombe dans l’assiette blanche avec un bruit blanc qui a fait sur la nappe blanche des taches blanches ».
António Lobo Antunes est l’héritier de Joyce et de Faulkner. Comme eux il laisse aller le flot du souvenir et de la narration, comme eux, il défie les lois de l’académisme de l’écriture, comme eux il entend saisir dans sa mélopée prosodique la totalité de ce qu’il veut dire, traquant à chaque coin de phrase le détail, l’affect, l’irruption du réel.
Chant Général à une enfance brisée, à une jeunesse sacrifiée, à une époque honnie, L’autre rive de la mer est, encore une fois, une leçon de littérature du vieux maître lisboète.
Léon-Marc Levy
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