Dagon, Fred Chappell (par Léon-Marc Levy)
Dagon, Fred Chappell, éd. Christian Bourgois, 1968, trad. américain, Maurice-Edgar Coindreau, 282 pages
Edition: Christian BourgoisLes Philistins prirent l’arche de Dieu, et ils la transportèrent d’Ében Ézer à Ashdod. Après s’être emparés de l’arche de Dieu, les Philistins la firent entrer dans la maison de Dagon et la placèrent à côté de Dagon. Le lendemain, les Ashdodiens, qui s’étaient levés de bon matin, trouvèrent Dagon étendu la face contre terre, devant l’arche de l’Éternel. Ils prirent Dagon, et le remirent à sa place. Le lendemain encore, s’étant levés de bon matin, ils trouvèrent Dagon étendu la face contre terre, devant l’arche de l’Éternel ; la tête de Dagon et ses deux mains étaient abattues sur le seuil, et il ne lui restait que le tronc. C’est pourquoi jusqu’à ce jour, les prêtres de Dagon et tous ceux qui entrent dans la maison de Dagon à Ashdod ne marchent point sur le seuil.
La Bible, Premier livre de Samuel, chapitre 5, versets 1 à 5
Il arrive qu’un roman fasse peur. Dagon est la peur. De la première à la dernière ligne, ce roman suinte la peur comme une maladie fait la fièvre. Comme la peste fait des bubons. C’est organique, physique.
Le malaise qui s’empare du lecteur colle à la peau, saisit l’esprit, obsède. Pas de monstre, sinon les humains. Pas de Diable, sinon les êtres insaisissables et malfaisants qui peuplent le livre. Parfois ils prennent un visage, comme Mina, la femme-démon à l’haleine de poisson ; ou comme Peter, hanté de visions terribles qu’il traduit dans la réalité en des actes terribles.
Le regard de Peter sur le monde est modelé par l’horreur qui hante son cerveau. Images affreuses inventées, ou non moins affreuses issues de la réalité, alimentent sa folie de terreur. Tout au long du roman, les êtres et les choses sont frappés au coin de la laideur.
Près du fourneau se tenait une femme qui paraissait plus âgée que Morgan. Ses cheveux étaient d’un blanc jaunâtre, avec çà et là quelques mèches grises. Elle était énorme, plus grosse encore que Morgan. En largeur, elle faisait au moins la moitié de la longueur du fourneau. Toute cette masse gonflait impossiblement sa vieille robe en coton imprimé, et Peter frémissait en lui-même à la pensée qu’elle pourrait soudain faire éclater l’étoffe et apparaître nue, debout devant lui. En proportion de son énorme buste, ses bras et ses jambes étaient très courts et, pour cuisiner, elle était obligée de faire des petits gestes lents. Elle ne se servait de ses membres que juste dans la mesure où il le fallait, comme si c’étaient plus ou moins des appendices inutiles. Ce qu’il y avait indubitablement de plus frappant, c’était l’ampleur de ses seins, de son ventre et de ses cuisses.
Cette femme est le premier poisson qui apparaît à Peter dans le roman. Être sans membres, visqueux, puant. Incarnation de Dagon, le Dieu-poisson, malveillant, infernal. Incarnation réitérée jusqu’au personnage de la deuxième partie du roman, l’innommable Mina, maîtresse de la torture et de la mort. Dagon au destin littéraire étrange : dieu bénéfique des Phéniciens, il devient chez Milton, puis chez Lovecraft et ses disciples une entité maléfique, jamais bien définie.
Ensuite il en vint un
Qui se lamenta pour de bon quand l’Arche captive
Mutila sa bestiale Image, tête et mains tranchées
Dans son propre Sanctuaire, sur le seuil de la porte
Où elle tomba à plat et fit honte à ses Adorateurs
Dagon est son nom ; Monstre Marin, Homme par le haut
Et Poisson en bas.
(John Milton, Paradis Perdu, traduction Pierre Messian)
Chappell fait de ce roman un itinéraire effroyable de Dagon en Dagon, d’horreur en horreur.
Horreur. Le mot pourrait faire entrer cet ouvrage dans le genre qui porte ce nom. Et pourtant. Certes le voyage proposé au lecteur est au bout de l’horreur mais le livre résiste à la catégorie des romans d’horreur qui impliquent – toujours – une part de pur fantastique. La peur panique qui sourd de cet ouvrage n’est jamais du ressort du fantastique, de la fantasy : elle est issue de personnages humains inscrits dans la réalité possible, et c’est bien là ce qui la rend presque insupportable. La portée métaphorique de Dagon englobe la réalité américaine, le rêve américain est cauchemar. Chappell donne expressément cette dimension au Mal : le matérialisme, le capitalisme, le culte de l’objet et de la richesse, l’absurdité d’une société qui a perdu toute spiritualité pour la remplacer par le culte d’un Dieu dont Peter, dans son flux de conscience, dit qu’il est un dieu « estropié, mutilé, un dieu dont il ne restait que le moignon ». Ce qui est le plus précieux dans l’homme est foulé au pied, martyrisé, comme Peter le sera dans une scène d’effroi comme il en est peu en littérature.
L’esthétique gothique du Sud traverse ce roman de part en part, rappelant brillamment que Chappell est Sudiste, comme Willa Cather ou Walker Percy, et à ce titre imprégné des paysages et des personnages du Sud : ancestraux, sombres, léthargiques.
Le paysage faisait un tout parfait. Sur les étroites rangées horizontales de coton ou de cannes à sucre, la silhouette d’une ferme verticale, noircie par les intempéries, semblait parfaitement à sa place : le pignon de sa véranda, son aplomb, les angles de son ossature. Sur la campagne entière une somnolence alerte, l’attente de la nuit, de la fraîcheur, de la justice des étoiles.
Dagon est un bijou noir de jais, roman d’une noirceur qui frise le cauchemar, non pas seulement celui porté par la narration, mais aussi celui qui sourd de l’existence humaine. La souffrance y est menée jusqu’à l’universel. Le martyre de Peter est celui de l’homme sans dieu, offert aux assauts du Mal.
Ce n’était pas seulement la forme de sa propre vie qui lui avait enseigné cela, mais l’histoire de toutes les vies, car d’où il était il percevait avec un humour sans passion la destinée humaine en son entier.
Léon-Marc Levy
- Vu : 944