Identification

Critiques

Le voyage de Nerval, Denis Langlois (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi , le Vendredi, 28 Mai 2021. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, Roman

Le voyage de Nerval, Denis Langlois, éditions La Déviation, avril 2021, 232 pages, 18 €

Perambulation

Le séjour du narrateur Denis Langlois au Liban commence par le dit d’un poète arabe : « Ne sois pas fou comme les amandiers, ni sage comme les grenadiers ». Dès lors, « La montagne druze du Chouf » résonne de mythes ardents, ainsi que « ces vallées du Hauran à la fois humides et poudreuses où s’extravasent les rivières qui arrosent la plaine de Damas ». Comme dans Les Métamorphoses d’Ovide, des fleurs de sang, des « anémones écarlates », nées des amours enflammés d’Aphrodite et d’Adonis, poussent dans les vallées et les montagnes du pays du cèdre, en souvenir de leur passage. Le Voyage en Orient de Nerval fait écho au voyage de Denis Langlois, un séjour hanté par des écrivains prestigieux, façonnant un « Orient (…) encore magique ». Le tutoiement est la voix d’adresse au grand poète décédé tragiquement, dont la présence se dédouble, s’invoque, se décante en un tutoiement admiratif, compassionnel et aussi critique. Plus concrètement, le tu interpelle la complicité du poète. L’emploi du « tu » est parfois motivé par une notion de solidarité sociale, mais également par une locutionalité de type proverbial, et une formule en « Appel aux citoyens » évoquant le tutoiement « républicain », tentative échouée de suppression du vouvoiement lors de la Révolution (voir Brunot, 1967).

Lauzes, Angèle Paoli (par Philippe Leuckx)

Ecrit par Philippe Leuckx , le Jeudi, 27 Mai 2021. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, Poésie, Al Manar

Lauzes, mars 2021, 124 pages (préface Marie-Hélène Prouteau, Ill. Guy Paul Chauder), 20 € . Ecrivain(s): Angèle Paoli Edition: Al Manar

 

Voilà un ouvrage qui déroge à l’ordinaire des publications et le titre sans doute étrange en dresse une porte d’entrée insolite. Les lauzes, entre vert et gris, qui peuplent certaines toitures, servent de petites pierres pour accueillir ici chacune des découvertes romaines ou autres qu’un regard d’observatrice experte propose. Un rien entomologiste, visant à scruter à la manière d’un insecte le monde ambiant, la nouvelliste prend son temps pour trouver les beaux et bons mots aptes à restituer lumière, éclat, souvenirs.

Particulièrement beaux, les deux récits (Ponte Mammolo, Centrale Montemartini) qui nous mènent aux confins pasoliniens de Rome : Via Ostiense ou vers Tivoli, dans un endroit pas possible où il faut patience pour se trouver un bus, un train, mais où la solidarité sert parfois et heureusement de monnaie d’échange. On retrouve là l’esprit pasolinien des terrains vagues, des rencontres fortuites, d’une Rome populaire et quasi oubliée, loin du centre, aux confins de la ville. Angèle s’y trouve à son aise, dans la description précise de ces lieux désordonnés, bouillants de vie, incommodes et vrais.

Ça n’a rien à voir avec l’islam ?, Lydia Guirous (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier , le Jeudi, 27 Mai 2021. , dans Critiques, Les Livres, Essais, La Une Livres, Plon

Ça n’a rien à voir avec l’islam ?, Lydia Guirous, Plon, mars 2021, 232 pages, 18 € Edition: Plon

 

Le pamphlet de Lydia Guirous fut publié pour la première fois en 2017. La situation qu’elle dénonçait a-t-elle évolué favorablement en quatre ans ? Non et cela justifie cette réédition, augmentée d’une préface inédite. Lydia Guirous connaît le fanatisme mahométan de première main : elle a grandi dans l’Algérie des années 1990, déchirée par une guerre civile entre musulmans plus ou moins modérés. Comme l’Iran à la fin des années 1970, l’Algérie en cette décennie fut, pour la France, le laboratoire des malheurs à venir. Avant Charb, le père Hamel et Samuel Paty, il y eut Tahar Djaout, Abdelkader Alloula, Nabila Djahnine, Amel Zenoune (égorgée à vingt-deux ans, alors qu’elle revenait de l’université, tête nue – une double faute, aux yeux de ses meurtriers). Les massacres perpétrés dans la rédaction de Charlie Hebdo prolongeaient les assassinats ciblés d’intellectuels, de professeurs, de médecins, survenus en Algérie ou en Tunisie. Mais ces morts, la France ne les voyait pas, ne voulait pas les voir. L’aveuglement volontaire n’est jamais une bonne stratégie. Lydia Guirous estime – et c’est tout à son honneur – qu’en tant qu’Algérienne émigrée en France, son devoir est à présent de sauver le pays qui l’a accueillie (p.216).

Perturbation, Thomas Bernhard (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mercredi, 26 Mai 2021. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, Langue allemande, Roman, Gallimard

Perturbation (Verstörung, 1967), trad. allemand, Bernard Kreiss, 218 pages . Ecrivain(s): Thomas Bernhard Edition: Gallimard

 

Effroi. L’effroi qui hante chaque page de ce livre, qui le scande comme une mélopée infernale, comme un chant qui viendrait de fonds démoniaques. Non pas l’effroi issu d’événements terribles – ici c’est pire encore – l’effroi qui suinte des hommes, de leur folie, de leur violence, de leur haine. Thomas Bernhard porte sur les humains un regard désespéré, sans la moindre trace d’empathie ou de miséricorde. Ses personnages, sans exception, sont des monstres et ce qui les rend si terrifiants est qu’ils ne sont pas des erreurs de la nature ni des créatures d’un autre monde. Ce sont des hommes.

Le chemin du docteur et de son fils narrateur – dans les monts et vallées du nord-est de la Suisse alémanique, à la frontière de l’Autriche – dans leur tournée médicale ordinaire, ressemble à un voyage en Enfer. Du débile alcoolique qui tue la femme gargotière d’un bistrot infâme – sans raison – jusqu’à l’aristocrate fou, paranoïaque, millénariste, chargé d’une mission satanique : balayer tout autour de lui – ses terres, son château, jusqu’à son existence et son nom.

La Patte du chat, Jacques Cazotte (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal , le Mercredi, 26 Mai 2021. , dans Critiques, Les Livres, La Une Livres, Contes, Rivages poche

La Patte du chat, Jacques Cazotte, avril 2021, 96 pages, 7,60 €

 

Complexe histoire que celle de Jacques Cazotte (1719-1792), pourfendeur des mœurs de son temps, et pourtant fidèle à un esprit « Ancien Régime » au point d’avoir dit, en montant sur l’échafaud : « Je meurs comme j’ai vécu, fidèle à mon Dieu et à mon roi ». Pour lui, à la fin de sa vie, alors qu’il est entré dans les ordres, le Bien est incarné en la cause royaliste, et la Révolution, c’est le Mal en action. Le Mal est déjà au cœur de son récit le plus célèbre, Le Diable amoureux, publié en 1771, cette « nouvelle espagnole » qui valut à son auteur le titre de « père du fantastique » français.

Du Diable amoureux, rien ne sera dit ici, car c’est un récit paru trente années auparavant qui retient notre attention, actualité éditoriale et curiosité littéraire obligent : La Patte du chat. L’expression « curiosité littéraire » n’est pas vaine : ce bref récit, par un tout jeune homme, est dans la veine parodique de son époque, à mi-chemin entre le conte de fées remis au goût du jour à la fin du siècle précédent (d’Aulnoy, Perrault) et l’orientalisme dans l’air du temps depuis qu’Antoine Galland a refondu en français Les Mille et une nuits.