Inventions du souvenir, Silvina Ocampo (par Didier Ayres)
Inventions du souvenir, Silvina Ocampo, avril 2021, trad. espagnol (Argentine) Anne Picard, 192 pages, 16 €
Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque
Hic et Nunc
Intituler cette note de lecture d’une locution adverbiale présentement d’un ici et maintenant, semble décalé et inexact. Mais il me semble que la poétesse a fait revenir son enfance dans le hic et nunc de ses vers. À la fin de ce long poème qui constitue l’ouvrage, autour de 500 vers, je me suis retrouvé incertain. Je m’apercevais, au fil de l’œuvre et grâce à cette espèce d’appareil du désir cherchant à faire jaillir une enfance de petite fille au milieu du poème, je m’apercevais donc qu’ici, nul temps et nul espace ne pouvaient fermer, circonscrire la petite fille dans un espace-temps linéaire, progressif et continu. L’ici et le maintenant faisant glisser pour le coup le lecteur dans son propre espace-temps, dans sa propre enfance. Bien sûr l’arrière-monde de la littérature sud-américaine est présent. On pense notamment à L’Amour aux temps du choléra. Ou encore à Cent ans de solitude. Donc Gabriel García Márquez.
En un sens, la petite fille vivante dans le cœur et l’esprit de la poétesse se présente distanciée d’un emploi de la troisième personne du singulier par Silvina Ocampo qui, à deux reprises simplement – je crois – utilise son Je de personne écrivant. On navigue dans les pays et les villes, dans les âges aussi, et tout cela sans quête d’une intégralité de l’enfance, car elle bondit où elle veut, avec sa force partielle ou totale.
Pour résumer cette entreprise il fallait immobiliser l’enfant dans le flux véloce de la mémoire. Dès lors on balance au-dedans de ses « inventions », comparables à l’angoisse d’Enfance, de N. Sarraute, ou au milieu de Fanny et Alexandre, de Bergman pour l’aspect nostalgique que l’on connaît dans La Cerisaie ; en tout cas, dans l’univers de la haute bourgeoisie où se déroule cette sorte de journal introspectif et rétrospectif, et peut-être avec une relation d’un monde perdu, enfoui et enfui. Ce monde a passé, c’est certain. Que reste-t-il alors de cet univers viscontien, attaché si fort à jadis ?
Bijoux, peintures d’ancêtres, fantômes, statues, figures de cire, animaux empaillés, dessins usés, images mortes, images de natures mortes dans lesquelles l’homme a peu de place. Tout y est ou presque féminin (une seule allusion au père il me semble). Cela consigne un monde matériel, plus peut-être que celui des personnes humaines, de la famille de Silvina. Des figures de pure mémoire. Le passé retrouvé. Ce sont maints phénomènes de fixation et d’altération du souvenir. Qu’arrêtent-t-ils ? Est-ce vrai ce que recouvre le souvenir, détaché de la tourbe du temps ? Est-ce simplement un rêve intérieur ?
Ce qui manque aux souvenirs d’enfance c’est la continuité :
les souvenirs sont comme des cartes postales,
sans date,
que l’on change capricieusement de lieu.
Ici plus qu’ailleurs se déroule une sorte de micro-épopée, juste résonant du récit fait et refait de l’autobiographie de l’autrice. C’est le chant du cygne, tout autant que pour Lioubov Andréïevna Ranevskaïa qui jette sa cerisaie dans le grand destin commercial des temps nouveaux, ceux de Lopakine. Fin d’une époque qui ne semble même pas avoir existé. Inscrite dans ce poème principalement par des objets inertes et surannés. Mais quelle luminosité, quelle beauté dans cette broche, dans cette boîte à musique ! Quelle force l’imagination devenant un imaginaire.
Elle sortit d’elle-même comme un escargot
et se mit à vivre la vie des autres,
à prier pour que les institutrices n’arrivent pas,
à étudier ce qu’elle déteste le plus,
la grammaire et la mathématique.
Ainsi, vivons-nous, nous aussi, dans un monde qui n’existe déjà plus car notre enfance est lointaine et composée d’images saccadées, de spasmes, de bouffées, de morceaux plus ou moins aboutés ? Cette bourgeoisie reste un endroit où ne parvient pas la brutalité des rapports sociaux de classe, en apparence entièrement constituée de sirop sucré et de gentils baisers reçus par leur mère afin que l’enfant s’endorme. Donc, pas de drame là, mais une façon de coller à l’enfant, à la petite fille, à ce que l’écriture peut rendre arbitrairement du temps passé, temps qui devient sans durée et errant dans des maisons riches et préservées de la férocité du monde extérieur.
Didier Ayres
- Vu : 1580