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Cette semaine

La Ballade du Café Triste (The Ballad of the Sad Cafe), Carson McCullers (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mercredi, 29 Janvier 2025. , dans Cette semaine, Les Livres, Critiques, La Une Livres, USA, Roman, Le Livre de Poche, En Vitrine

La Ballade du Café Triste (The Ballad of the Sad Cafe), Carson McCullers, Livre de Poche, trad. américain, Jacques Tournier, 106 pages Edition: Le Livre de Poche

 

On sait la fascination qu’exercent sur Carson McCullers les marginaux, les réprouvés, les amoindris, les exclus du monde. Son roman le plus célèbre, Le Cœur est un chasseur solitaire, est une ode à cette humanité oubliée, méprisée. Le Café Triste se constitue en point focal de cette lie humaine, si humaine.

Au cœur d’une bourgade perdue du Sud, autour de l’improbable Amélia, va se tisser une sorte de communauté des âmes perdues, phare inespéré dans un océan de misère. Dans une préface peu inspirée, Jacques Tournier (dit Dominique Saint-Alban) s’aventure à énoncer l’extériorité de McCullers au regard de ses confrères écrivains sudistes, ne lui reconnaissant pas comme prédécesseurs et maîtres Faulkner, O’Connor, Caldwell. Erreur d’autant plus frappante que La Ballade du Café Triste est sûrement, avec Frankie Addams, le roman le plus profondément sudiste de McCullers. Les cadres, les maisons, les gens, la pauvreté, l’idiotie, la folie, tout suinte le Sud. Le début du roman est une évocation toute faulknérienne de la ville en août, on n’attend que Lena* avec son gros ventre…

Les Carnets du sous-sol, Fiodor Dostoïevski (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mercredi, 22 Janvier 2025. , dans Cette semaine, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Russie, Roman, En Vitrine, Babel (Actes Sud)

Les Carnets du sous-sol, Fiodor Dostoïevski, Actes Sud Babel, traduit du russe par André Markowicz, 165 pages . Ecrivain(s): Fédor Dostoïevski Edition: Babel (Actes Sud)

De profundis clamavi…

C’est bien un chant funèbre, un thrène lugubre qui s’élève du fond des ténèbres, d’un sous-sol antichambre du royaume des morts. Parce que le personnage qui parle dans une logorrhée pleine de fiel n’est pas mort mais souhaiterait bien mourir. Il déteste le monde mais il se déteste plus encore, en tout premier. Mais au-delà de l’auto-flagellation c’est l’humanité qui est visée : l’« idiot » du sous-sol c’est l’homme, c’est tous les hommes.

Qui parle du fond du trou ? Nous ne le saurons jamais vraiment mais qu’importe. Il se dit méchant, lâche, malade, haineux. Nous l’avons dit « idiot », pas seulement pour faire une allusion à un autre ouvrage de l’auteur mais parce qu’il y a vraiment dans l’étymologie du mot – ἴδιος idios – une figure qui permet de capter le personnage au plus près : singulier, pas comme les autres, qui ne participe pas à la vie politique de sa république. Le sous-sol, c’est ce qui est en-dessous de la Cité, qui n’en est pas vraiment tout en en étant quand même.

Petits travaux pour un palais, László Krasznahorkai (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mercredi, 15 Janvier 2025. , dans Cette semaine, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Pays de l'Est, Roman, En Vitrine, Cambourakis

Petits travaux pour un palais, László Krasznahorkai, Éditions Cambourakis, septembre 2024, trad. hongrois, Joëlle Dufeuilly, 107 pages, 16 € Edition: Cambourakis

 

herman melvill pense ne pas très bien écrire mais il a un flot de choses à dire. Même avec les minuscules de son nom, il a donc décidé d’écrire ce qui lui tient à cœur et qui relève, essentiellement, de son identité. Du sarcasme imbécile des copains d’école – t’es venu sans ta baleine ? – à une sorte de respect mal venu, herman se dépatouille depuis toujours avec Herman. Melville, lui.

herman-le-petit porte l’ombre écrasante de Herman-le-grand comme une démonstration perpétuelle de sa petitesse.

Je ne suis qu’un bibliothécaire, de petite taille, un peu bedonnant, et souffrant d’un affaissement de l’arche interne du pied, je parle sérieusement, je suis vraiment petit et j’ai vraiment une bedaine, petite, certes, mais tout de même, par ailleurs, comme je l’ai déjà mentionné, je souffre depuis l’enfance de surpronation, et mon seul signe particulier digne d’intérêt réside dans mon nom, alors qui pourrait bien s’intéresser à moi ?

Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mercredi, 08 Janvier 2025. , dans Cette semaine, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, Actes Sud, En Vitrine

Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari, Actes Sud, août 2024, 140 pages, 17,80 € . Ecrivain(s): Jérôme Ferrari

 

La maîtrise élégante et parfaite de la langue, dans une déclinaison impeccable des registres et des tonalités, place d’emblée ce bref roman dans les meilleurs de cette rentrée. Ferrari jubile et nous fait jubiler et, son plaisir évident de trucider, rend sa charge ébouriffante. Car c’est une charge que ce roman, bien au-delà de l’histoire noire qu’elle raconte.

Les objets de cette charge ? Rien moins que le colonialisme, le tourisme et la violence ancestrale des vieilles familles corses.

Dans le cannibalisme colonial, celui qui commence par l’arrivée d’un premier découvreur et continue par le déferlement qui le suit inévitablement, s’inscrit en lettres de sang et de feu le désir du prédateur de conquérir, posséder, exploiter. Le lien vers le symptôme du touriste est inévitable : même soif de jouir d’un lieu, d’en tirer plaisir, de se sentir tout-puissant par l’argent, de saccager enfin lieux et culture sans scrupule.

La farce des Damnés (Auto dos Danados), Antonio Lobo Antunes (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Jeudi, 12 Décembre 2024. , dans Cette semaine, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Langue portugaise, Roman, Points, En Vitrine

La farce des Damnés (Auto dos Danados, 1985), Antonio Lobo Antunes, Éditions Points, 1998, trad. portugais, Violante Do Canto, Yves Coleman, 330 pages, 7 € . Ecrivain(s): Antonio Lobo Antunes Edition: Points

 

Roman de la décadence – celle des suppôts de la dictature abattue – La farce des Damnés est en effet une farce burlesque, celle que joue une bourgeoisie lisboète terrorisée par la Révolution des Œillets dans laquelle ils voient le déferlement létal du communisme. La scansion « dentaire » du début du livre – des bouches truffées de dents cariées, de molaires déchaussées, d’abcès gingivaux – est métaphore du pourrissement d’une classe sociale qui a participé à l’oppression salazariste au Portugal et – on connaît le tropisme d’Antonio Lobo Antunes pour cette période – dans ses colonies. Le dentiste blasé qui explore encore et encore les cavités buccales de ses patients est au-delà de tout intérêt pour son métier, son monde, sa vie : il est l’expression ultime d’une caste à l’agonie.

Je nettoyai la cavité que le plastique avait laissée, soignai au mercurochrome les écorchures, les miasmes repoussants de cuisine campagnarde, les caries que la résine et le métal faisaient pourrir entre les dents.