Dans les rêves, Delmore Schwartz (par Yasmina Mahdi)
Dans les rêves, Delmore Schwartz, Rivages, octobre 2024, trad. anglais (USA), Daniel Bismuth, Préface Lou Reed, Postface Thierry Clermont, 432 pages, 10 €
Edition: Rivages
Séries métropolitaines du « poète des poètes »
Dans les rêves est un recueil de plusieurs nouvelles du grand poète et romancier Delmore Schwartz, né à Brooklyn en 1913 dans une famille juive originaire de Roumanie et relativement aisée. En 1959, il est le plus jeune auteur américain à se voir décerner le Bollingen Prize. Au début des années 1960, Schwartz sombre dans l’alcoolisme et une forme aggravée de dépression, vivant reclus dans un hôtel à Manhattan où il décède en 1966.
Ses récits, sous la forme d’instantanés parfois cruels, sont sûrement en grande partie autobiographiques. Les évocations du passé de Delmore Schwartz se déroulent, se brisent puis reviennent pareilles aux « vagues [qui] prennent leur élan de loin et se dressent lentement ». Il s’agit principalement de recréer des liens filiaux, sociaux, d’amitié « dans l’immense aliénation de la vie métropolitaine ».
« Ces anciennes amitiés », enfouies dans « le tombeau des années mortes », hantent l’auteur, qui apparaît d’abord sous le nom de Shenandoah Fish, fils absorbé par le monologue maternel, lequel devient prétexte et avant-texte pour dessiner une généalogie, celle d’immigrés d’origine juive roumaine, issus du « vieux continent », s’étant enrichis à Brooklyn, et pour certains, partagés entre la synagogue et la franc-maçonnerie.
Il y a une mise en abyme de la réflexion de Delmore Schwartz, pensée qui participe de la philosophie organiciste, symboliste et métaphysique de son maître à l’université d’Harvard, Alfred North Whitehead (philosophe anglais, 1861-1947, inspirateur de la philosophie du processus). Le vieux maître se manifeste dans l’une des nouvelles sous les traits d’un universitaire fantasque, dénonciateur de tabous et de lieux communs. Delmore Schwartz fait alors corps avec « l’extrême promptitude des transitions de l’orateur », devant un auditoire scandalisé. « La doctrine de la vie due à Whitehead s’inscrit dans un vaste courant organiciste (…) le parti pris de Whitehead est clairement un néo-finalisme » [Jean-Claude Dumoncel, Cairn, 2006]. « L’accroissement perpétuel » est un des sujets qui revient sous la plume de Delmore Schwartz, le pourquoi de l’existence de l’humanité et de la terrible gageure de sa condition.
L’écriture de D. Schwartz s’oriente également vers une analyse d’obédience freudienne, depuis « le monde aquatique » (le liquide amniotique ?), « pour se libérer de la pesanteur verdâtre et crépusculaire des fonds marins ». L’écrivain se nourrit afin de « trouver le sujet et le véhicule adéquat » de l’expression artistique, à travers des mythologies familiales éprouvées par les aléas économiques et les souffrances affectives. Une grande angoisse taraude un autre double de Delmore Schwartz, Jacob Cohen, celle de ne jamais être reconnu à sa juste valeur, de rater la postérité littéraire. Angoissé, Jacob soliloque lors de « lentes pérégrinations » dans « New York [où] il y a dix-neuf mille chevaux, trois cent mille chiens, cinq cent mille chats, un million d’arbres et un million de moineaux : plus qu’assez ! D’un autre côté, il y a au moins six millions d’êtres humains et bien plus encore pendant les vacances. Mais, d’une certaine façon, ces chiffres ne prouvent rien car ils ne peuvent être perçus (nous avons tous quatre ou cinq amis, plus ou moins) ».
L’auteur prône un vitalisme, à l’opposé de la conception mécaniste des américains, proche de l’axiologie whiteheadienne, à la recherche de la Vérité, de la Beauté, ainsi que de la Paix : « Cependant, qui parmi nous aimerait réellement être mort ? Nul d’entre nous n’aurait préféré que sa vie s’achève à l’enfance, ou en bas âge, et n’avoir pas vécu les années qu’il a vécues ». Ainsi, les événements marquants pour D. Schwartz sont suivis de commentaires rétrospectifs sur leur nature, malgré un certain désenchantement, « telle la lie au fond d’un verre ». Une jeunesse dorée et instruite se trouve en porte-à-faux avec le rêve américain, leurs espoirs et idéaux contrecarrés par des compromis sordides. D. Schwartz met en scène les oppositions des individus, et il y a quelque chose de révolutionnaire dans les portraits et les discours. L’enfance, c’est la caverne, et une fois sorti de cette obscurité et d’une certaine naïveté, c’est la révélation, à double tranchant, exemplaire ou préjudiciable : « L’enfant est le mystère de cette vie. Et l’enfant est la clé de cette vie ». L’enfant sorti du néant…
D’autres individus complexes émergent – d’autres alter ego de Schwartz (Seymour Hart, Cornélius Schmidt ou un éminent professeur d’université qui « s’était mis à boire avec excès »). Nous sommes plongés dans New York, dont voici une magnifique et atemporelle vision : « (…) il s’assit près de la fenêtre et observa la pluie tranquille de ce soir d’octobre qui, tombant sans bruit à travers l’arc brillant du réverbère, quatre étages plus bas, grêlait et ridait les flaques luisantes. Des automobiles passaient, avec le chuintement que produisent les pneus sur les rues mouillées. (…) Des gens dans l’attitude ramassée que commande la pluie le dépassèrent tandis qu’il marchait vers l’avenue commerçante dont les magasins luisaient dans la nuit pluvieuse ». Le rêve américain est entaché de « préjugés raciaux » : « (…) si l’Amérique a toujours été le pays de la liberté, elle a également été le pays de la chasse aux sorcières et du lynchage, le pays des persécutions et le pays où chacun craignait d’être un étranger ou était conscient de l’existence d’une crainte de l’étranger ».
Delmore Schwartz, l’enfant terrible des lettres new-yorkaises, considéré comme l’un des plus importants poètes et nouvellistes américains, capte des détails qui se télescopent et forment le socle de la société américaine : les actualités, les médias, le sport, le monde autarcique du travail, l’individualisme, le rapport à l’alcool, la religion, la foule, l’immigration, etc. Delmore Schwartz a recours à l’antiphrase ainsi qu’au chiasme, à la coupure et à l’ironie. Il a influencé Saul Bellow et Philippe Roth, et fut le professeur et le mentor de Lou Reed.
Yasmina Mahdi
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