Derborence, Charles-Ferdinand Ramuz (par Léon-Marc Levy)
Derborence, Charles-Ferdinand Ramuz, Les Cahiers rouges Grasset, 180 pages, 7,95 €
Ecrivain(s): Charles Ferdinand Ramuz Edition: Grasset
C’est la montagne qui est tombée.
Et c’est l’ordre du monde, extérieur et intérieur, qui est changé à jamais. Les géologues diront que cent cinquante millions de pieds cubes se sont détachés de la montagne pour s’effondrer sur Derborence. Mais ça, ce ne sont que des pierres qui tombent, une force prodigieuse qui écrase tout ce qui entrave sa course, un phénomène physique obéissant à la loi de la gravitation universelle. Ça tue, enferme, mutile mais ce n’est pas le pire. Le pire est malédiction, réveil des forces du Mal. Ramuz nous a déjà entretenu du Mal tapi dans la montagne avec sa Grande Peur. Il est encore là, Lui, le Diable sûrement. Celui qui tue et enferme les âmes pour les condamner à la souffrance éternelle.
Toi, tu sais ce qui se passe, tu es au courant… Moi, je sais ; et toi, tu sais, a-t-il dit à la montagne. Toi, tu fais en te laissant faire. Mais, celui qui te pousse, tu le connais bien, hein ? D… I… A… B… Et tu les entends comme moi, la nuit, les pauvres, ceux qu’il retient là, prisonniers. La nuit, quand je suis dans ma cabane de pierres et toi tu es là-haut : ce qu’ils disent, hein ? comment ils se lamentent et ils se désespèrent, n’ayant pas trouvé le repos. Ayant une forme de corps, mais rien dedans, et c’est des coques vides ; seulement elles font du bruit la nuit, et on les voit, pas vrai ?…
Des pierres, énormes, un monstre minéral qui engloutit hommes et bêtes, sans distinction, sans émotion, sans pitié. Mais la montagne n’est pas que cela : elle est vivante, elle sait, elle veut le malheur qu’elle produit. Elle est habitée de forces malignes qui, de temps en temps, prennent le dessus sur ses bienfaits, l’herbe tendre, le bon air, la beauté de ses paysages. La Grande Peur dans la Montagne nous avertissait déjà, le Mal est inséré dans le granit des pentes abruptes. Ses colères diaboliques rompent sans avertir les hommes le silence et la solitude qui sont son manteau habituel et qui, déjà, sont une torture pour l’homme.
Et, à ce moment-là, Séraphin s’étant tu également, on avait senti grandir autour de soi une chose tout à fait inhumaine et à la longue insupportable : le silence. Le silence de la haute montagne, le silence de ces déserts d’hommes, où l’homme n’apparaît que temporairement : alors, pour peu que par hasard il soit silencieux lui-même, on a beau prêter l’oreille, on entend seulement qu’on n’entend rien. Comme si aucune chose n’existait plus nulle part, de nous à l’autre bout du monde, de nous jusqu’au fond du ciel. Rien, le néant, le vide, la perfection du vide ; une cessation totale de l’être, comme si le monde n’était pas créé encore, ou ne l’était plus, comme si on était avant le commencement du monde.
C’est la montagne qui est tombée.
Et, en écrasant les hommes et les bêtes, elle a créé quelques fantômes. Ceux qui restent dans la mémoire de ceux du village, en bas. Et ceux qui reviennent visiter les vivants. Comme cette ombre blanche qu’on voit au sortir d’un bois. Antoine. Et s’ils revenaient vraiment ? Et si Antoine était vraiment Antoine ? Et si la montagne avait épargné quelques-uns ?
Charles-Ferdinand Ramuz est le chantre le plus inspiré des âmes simples, des cœurs purs, des solitaires et des démunis. Sa palette colorée fixe à jamais des lieux et des temps oubliés de tous depuis longtemps. Son style brut, sans ciselage, d’une beauté biblique, compose des tableaux éternels où hommes, bêtes et nature semblent à jamais épargnés par l’usure du temps.
Léon-Marc Levy
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