La Ligne, Aharon Appelfeld (par Anne Morin)
La Ligne, Aharon Appelfeld, Editions de L’Olivier, mars 2025, trad. hébreu, Valérie Zenatti, 172 pages, 21,50 €
Ecrivain(s): Aharon Appelfeld Edition: L'Olivier (Seuil)
Erwin Ervin, c’est le prénom du personnage principal du livre, et le vrai prénom de l’auteur.
A bord de trains improbables, Erwin emprunte année après année le même circuit.
Quel est son métier, son emploi, sa quête ? Qui sont ses « associés », ses « collaborateurs » qui sont avec lui de loin ? Qui sont ses « concurrents » ? Quelles affaires se trament tout au long de ce parcours, toujours le même, qu’il refait, partant toujours le même jour de l’année ?
Des gares où presque tout a commencé : « C’est dans cette gare reculée que les Allemands nous ont conduits et abandonnés. (…) Mon étrange vie a commencé ce matin-là, et il me semble parfois que tout est figé dans ce matin. La mort comme la résurrection y sont ternes. Personne n’avait exprimé de joie. Tout le monde était pétrifié » (p.16).
« Toutes les gares s’agglutinent avec des connaissances qui vivent à des kilomètres de là. Juifs, à moitié juifs, ennemis se confondent comme s’ils étaient des membres de la même famille. C’est une vision ancrée dans ce lieu, mais cette fois-ci, lorsqu’elle se dévoila, les gens étaient entassés comme des paquets, et prostrés comme s’ils savaient qu’il n’y avait plus d’échappatoire » (p.112).
Des trajets où se joue de la musique classique, des rencontres féminines, des escales attendues, accompagnées ou non dans des auberges, un cocher ou un chauffeur de taxi qui rejoue l’attente à la date anniversaire, il s’agit presque là d’un récit fantastique à la Jean Ray où les trains n’arrivent jamais là, non pas où ils le devraient, mais où le décor est planté : « J’étais sur la route de Weinberg que je connaissais parfaitement. Difficile d’avoir des doutes : de grands chênes étaient plantés tout du long, abritant des maisons basses. Pourtant, il me semblait que je n’étais pas arrivé ici de mon plein gré, mais poussé par un cauchemar de tunnel en tunnel, dans de longs wagons, des cafétérias laides et des fourgons grillagés où se tenaient des chevaux entravés, dotés d’une patience effrayante » (p.141).
Quelle affaire se trame ici ? On découvre le premier sens de la quête : collecter avant les autres, de beaux objets de culte anciens abandonnés par des Juifs en fuite ou déportés.
D’une année l’autre, des vies s’entrecroisent, des femmes traversent la solitude d’Erwin entre deux arrêts, pour une nuit, pour un morceau de vie mais toutes, même la plus aimée se séparent. Les humeurs changent, s’échangent, les personnages au fil des rencontres s’allongent ou se tassent en fonction de la vision d’Erwin et de sa traversée.
Lorsqu’il aura accompli sa quête et refera le chemin inverse, ses hôtes, ses compagnons, les uns après les autres disparaîtront, s’en éloigneront ou le repousseront : « (…) Allez en paix, et oubliez-moi » (p.97), ou encore il les retrouvera dans une mauvaise passe, en situation dégradée, ou morts.
Qu’en est-il d’Erwin qui remet ses pas dans ses propres traces, qui les double ?
Ce n’est qu’au quart du livre que l’on apprend quel est l’autre sens de sa quête : « – Je traque les traces de l’assassin Nachtigall, ai-je dit d’une voix qui n’était pas la mienne » (p.42). Dès lors, le voile se déchire, la quête est doublée et les indices se multiplient.
Tout d’abord, le pourquoi ? Pourquoi Nachtigall ? Pourquoi ce nom tout de douceur, Rossignol, symbole d’amour, de pureté, de vertu, de bonté, accolé à un personnage qui se définit comme son exact contraire ? : « C’est d’ici que j’essaie de localiser Nachtigall, l’assassin de mes parents » (p.58), dont il retrace le crime de façon très abrupte, presque accessoire, en quelques lignes détachées :
« Un matin, Nachtigall l’exécuta parce qu’il était arrivé en retard à l’appel.
Ma mère travaillait à l’atelier de couture et m’apportait des bouts de pain, la nuit, en prenant de grands risques. Je lui demandai de cesser et, un jour, elle aussi fut fusillée près de la clôture » (p.129).
De là, tout concourt à aider Erwin. Lors de sa visite aiguillée, le patron d’une cafétéria sur la ligne lui trace la carte du chemin conduisant à la maison de l’assassin : « Et, pour me faciliter les choses, il a tracé sur une carte les chemins qui mènent de la gare de Weinberg jusqu’à la maison de l’assassin. Mes mains ont tremblé lorsqu’il me l’a tendue » (p.93).
Cette fois, plus d’échappatoire, Erwin est embarqué.
Parallèlement, sa quête d’objets de culte lui apparaît à la fois comme une entrave à sa vie et comme une destination. Pourquoi sa valise de colporteur qui s’alourdit d’un livre, les Maximes des Pères, lui paraît-elle tout à coup pesante ? « Je fus pris de détestation pour ma valise et tout ce qu’elle contenait » (p.90). Peut-être y voit-il, y lit-il ce à quoi il ne peut échapper, son destin : « Il ne t’incombe pas de finir ta tâche, mais tu n’es pas non plus libre de t’en désister (Pirkei Avot 2 :19) », ou comme il le dit sa « condition suspendue » (p.86), mais non suspensive.
Et ce n’est pas un hasard si, parallèlement à chaque réception d’un objet de culte qu’on lui confie, il est terrorisé :
« C’était une petite mezouza ornée de lettres hébraïques.
“C’est un objet sacré, dis-je, paniqué” (p.60).
“J’ôtai l’emballage et découvris une coupe pour la bénédiction du vin sur laquelle était gravé en hébreu Shabbat sanctifié (…).
– J’en prendrai soin”, répétai-je en souhaitant détaler » (p.108).
Sa vengeance une fois accomplie : « Mes bras et mes jambes agissaient de manière coordonnée, mais ma tête était vide, comme après une nuit de beuverie » (p.158).
Le titre original du livre d’Aharon Appelfeld en anglais est The iron Tracks, ce sont les traces, les pistes, mais aussi une suite alignée de personnes, une ligne de vie, un tracé idéal dans une direction déterminée.
« Le 27 mars, je prends le train du matin à Wierbelben (p.14).
“– Et que va faire Monsieur à Wierbelben ?”
– Je m’apprête à y mettre le feu, répondis-je d’une voix distincte” » (p.171).
Aller au bout du voyage, puis revenir, complétude et inachèvement, revenir dans l’œil de la tempête pour accomplir, mais forcé et dans un temps inadapté, à côté.
« Ce que nous nommons chemin est hésitation » (Franz Kafka).
Anne Morin
Aharon Appelfeld, né en 1932 à Czernowitz, en Bucovine, a reçu de nombreux Prix Littéraires, dont le Nelly Sachs, et le Médicis étranger. Les Editions de l’Olivier ont entrepris de traduire son œuvre depuis 2004 par la voix de Valérie Zenatti. Aharon Appelfeld est mort en 2018. Il est enterré sur les hauteurs de Jérusalem, dans le carré des « êtres précieux » de la ville.
Anne Morin
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