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Le Garçon vaudois (Histoire insulaire), par Patrick Abraham

Ecrit par Patrick Abraham , le Vendredi, 26 Octobre 2018. , dans La Une CED, Ecriture

 

1. Il s’appelait Martial. Cette saison-là, je passai deux mois dans une île italienne : la nommer n’intéresserait personne. N’y ayant aucun lien, j’augurais que je pourrais y terminer sans entrave le manuscrit qui à Paris me plombait l’existence et que mon éditeur attendait avec une impatience hargneuse. J’aimais à chaque coin de rue les petits sanctuaires devant lesquels les vieilles femmes se signaient sur le chemin de leurs courses, marmottant une prière ou une malédiction ; les églises du quinzième siècle avec leurs cimetières moussus où jouaient les enfants et les niches décolorées de leurs saints ; les appels des mères, au crépuscule, et leur dialecte résumant les invasions successives de l’île. Pour lui, Martial, j’ignore ce qui l’avait conduit ici. De l’italien, il ne mâchonnait que des bouts de phrases. Je tentai de le lui enseigner mais nos efforts n’aboutirent à rien d’utilisable. Il s’en moquait : les clients de l’hôtel où on l’employait au bar (moi, avec une régularité monacale, j’y entrais à cinq heures cinquante ; y buvais un carafon de rosé local en feuilletant les journaux et en grignotant des olives ; quittais les lieux vers sept heures pour retravailler un moment avant le dîner : ce fut d’ailleurs ce rituel qui fournit un prétexte à notre première conversation sérieuse) étaient originaires de toute l’Europe et des trois Amériques, et son culot, sa jolie frimousse, ses clins d’œil malins ou ses mines intelligemment effarouchées dès qu’on le dévisageait avec insistance accéléraient ou simplifiaient les choses – s’il était judicieux qu’elles s’accélérassent ou se simplifiassent.

« Comme une étendue de poésie mouvante », Alain Defossé en Inde (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham , le Mercredi, 17 Octobre 2018. , dans La Une CED, Ecriture

 

« Où sont nos amis morts ? »

(Baudelaire, cité par Gustave Roud, Air de la solitude)

 

1.Il était assis sur le trottoir en face de son hôtel ; il fumait. La moto, avec difficulté, se gara un peu plus loin. Je le connaissais mal mais je l’avais lu. J’avais lu aussi plusieurs des livres qu’il avait traduits. Je le connaissais mal mais nous nous étions écrit. Enfin, il m’avait écrit. Peut-être avions-nous eu des amants communs. C’était la première fois qu’il venait en Inde. Je lui en avais sans doute suggéré l’idée par rhétorique de politesse. Cette proposition, qui n’en était pas une, dut faire son chemin en lui. Puis arriva le moment où ce voyage en Inde acquit pour lui la consistance du réel. Il me posait beaucoup de questions dans ses courriels ; j’y répondais de mon mieux. Quand son passeport fut renouvelé et son visa obtenu, je me rendis compte que ce n’était plus, de lui à moi, un jeu ou une rhétorique de politesse. Cela m’effraya. Je lui avais réservé un taxi et une chambre.

Rio amarillo - Histoire crépusculaire, par Patrick Abraham

Ecrit par Patrick Abraham , le Vendredi, 20 Avril 2018. , dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

 

J’ai cette vision ou ce rêve dont je voudrais ici conjurer la puissance et l’effet : un garçon dort au bord d’une rivière. Peut-être s’agit-il d’un souvenir littéraire, pictural ou cinématographique, approprié ensuite par la mémoire et amalgamé à un souvenir réel jusqu’à les rendre indiscernables. Une dizaine de mètres le séparent de la berge, il est couché dans l’herbe, sur le dos, les mains derrière la nuque, un vélo près de lui. La lumière et le jeu des ombres permettent de situer la scène en milieu d’après-midi. Je suppose qu’il s’est baigné, seul ou non. Il porte un pantalon d’ouvrier et a le torse et les pieds nus pour profiter d’un soleil éphémère. Sa veste, de la même couleur que son pantalon, lui sert d’oreiller. L’herbe est assez haute. On remarque derrière lui un chemin de terre qui s’enfonce dans un bosquet. Un panier métallique, sur le devant du vélo (usagé et d’un modèle industriel), contient un sac en toile où a dû être placé le repas qu’il a pris tout à l’heure. Deux autres sacs plus volumineux sont attachés au porte-bagage. Les berges sur les deux rives sont désertes bien qu’on devine, derrière la végétation, des toits de maisons, le clocher, le campanile ou le bulbe d’une église. Je serais bien incapable de dire pourquoi cette vision me fascine.

Une Vie poétique – Histoire zénithale, par Patrick Abraham

Ecrit par Patrick Abraham , le Lundi, 05 Février 2018. , dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

 

(Un matin, tu trouverais sa chambre vide. Aucun mot n’aurait été scotché sur le frigo. Il ne répondrait pas à tes appels. Abîmé, tu froisserais l’inexistant papier sombre et soyeux dont son image aurait été faite.)

*

Tu aimais la façon dont il laissait traîner ses vêtements sales partout dans la maison, les fourrait en boule dans son sac après les avoir sortis de la machine à laver mais, dans un magasin, remettait impeccablement dans leurs plis ceux qu’il avait essayés. Tu aimais l’élégance de ses gestes quand il fumait ou tapotait sur son téléphone portable : quelle rage, quelle humiliation pour lui si tu lui avais dit qu’ils étaient pour toi, dans leur perfection désinvolte, leur légèreté, leur inachèvement – la Grâce ! Tu aimais sa démarche très droite et un peu voûtée avec les bras le long du corps, les mains jamais dans les poches mais les paumes ouvertes vers l’arrière – si bien qu’au bout de quelques mois sans l’avoir cherché tu l’imitas. Tu aimais ses positions dans le sommeil : comme il se levait tard, bien après toi, tu le regardais dormir et le parcours de son corps sur le lit d’heure en heure, sa gymnastique immobile, avaient à tes yeux un mystère quasi théologique.

Le Garçon bleu – Histoire picturale, par Patrick Abraham

Ecrit par Patrick Abraham , le Lundi, 30 Octobre 2017. , dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

 

Donner une couleur aux garçons aimés est un passe-temps futile, poétique, peut-être maladif, mais qui en vaut un autre, je crois. Certains collectionnent les cartes postales de l’Afrique coloniale, les affiches publicitaires des années cinquante, les capsules de bière, les disques de Fréhel, ou consacrent le peu d’espace où nous parasitons ce globe à acquérir des appartements climatisés dans des pays où ils ne mettront jamais les pieds ou à bâtir une œuvre qui ne leur survivra pas quinze jours. Moi, j’ai plaisir à choisir ceux qui m’émeuvent selon la place où je les classerai dans la palette intime de mes dilections. Un été, dans le sud de la Malaisie puis à Java, un Garçon jaune ne m’a pas quitté. Personne ne m’a rendu plus heureux puis plus malheureux que lui. Il a disparu un matin, emportant quelques objets personnels auxquels je tenais beaucoup mais dont je n’ai pas regretté la perte. Il va sans dire que la couleur que je lui attribue est sans rapport avec celle de sa peau ou de ses yeux, ni avec des préférences vestimentaires – encore que, selon une analogie retorse, on pourrait quand même établir une relation.