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Lettre vénitienne sur un poète évanoui (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham 06.02.19 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Lettre vénitienne sur un poète évanoui (par Patrick Abraham)

1- Mon cher Eric, cette lettre, comme les mélodies de Fauré, sera donc vénitienne. Débarrassons-nous d’abord de l’accessoire : j’ai été fort bien accueilli. Mon éditeur est généreux et il a d’excellents amis. De mon bureau, j’aperçois un petit canal à l’aspect campagnard donnant sur le rio della Sensa. Il est d’un calme parfait et aucun bruit agressif ne me dérange. Avec les brouillards matinaux, je pourrais presque me croire au dix-huitième siècle. Mes hôtes font preuve d’une discrétion exemplaire. Nous ne nous croisons qu’aux heures des repas et la componction teintée d’ironie de ces moments-là, après m’avoir décontenancé, maintenant me ravit : dîner en grande tenue dans une pièce éclairée aux chandelles avec sur les murs des tableaux noircis qui nous toisent m’a un peu étonné au début, mais j’en ai pris l’habitude. Je me rassure en me disant qu’une fois parti de Venise mes souvenirs s’effilocheront comme les images d’un demi-rêve. Le vieux marquis Fontanesi et sa femme ouvrent à peine la bouche. Je suspecte que ma présence leur a été imposée. Leur petite-fille m’interroge poliment sur ma journée, mes projets, mais c’est par courtoisie ou par devoir qu’elle le fait et tout cela l’indiffère. Son jeune frère est plus intéressant mais il intervient rarement dans nos échanges et avec des attitudes de dédain qui m’exaspèrent. Il doit bientôt retourner à Bologne puisque les vacances universitaires s’achèvent.

On nous sert une nourriture exquise et frugale. Puis on s’assied au salon. Je n’y reste qu’un instant – et parce que mon travail m’attend et parce qu’on n’espère pas de moi que je m’incruste dans cette vie si réglée où je ne serai jamais qu’un intrus. Je sors trois heures par jour en évitant les endroits fréquentés. Je marche dans des venelles humides en compliquant promenade après promenade mon itinéraire. Je me précipite dans une église ou me réfugie dans une arrière-cour quand des touristes égarés surgissent. Je feuillette les journaux dans des cafés déserts ou me plonge dans ce volume de Bernard Delvaille qui constitue la principale diversion à ma besogne. Tu sais que Delvaille est mort ici. Je me suis mis au vénitien et rien ne me flatte plus que lorsqu’on me répond en dialecte. Il est vrai que, quatre fois sur cinq, c’est en italien voire en anglais qu’on me répond, ce qui me mortifie. Passons aux choses sérieuses. Ecrire une biographie requiert des qualités de patience et d’exactitude que je ne possède guère, mais il faut manger. Surtout quand la biographie en question concerne un obscur poète de la fin du dix-neuvième siècle que personne ne lit plus et dont les minces ouvrages sont inaccessibles. Quelle lubie de la part de cet éditeur de vouloir me faire raconter sa vie ! Je n’ai toujours pas compris pourquoi il s’est adressé à moi. Parce que j’ai eu l’imprudence de citer deux vers de Lucien du Hainaut dans mon premier roman ? Mais encore une fois, dans ma situation, je ne pouvais guère refuser. Oh, je dispose de tous les documents nécessaires. Ce qui me gêne, c’est de penser que ce labeur n’aboutira qu’à un succès d’estime dans le meilleur des cas : des notules dans des revues spécialisées ; des courriers d’érudits qui chicaneront sur des vétilles, etc. Tu me diras que mes propres œuvres n’ont pas attiré beaucoup de lecteurs mais au moins elles sont le produit de ma fantaisie sans qu’on m’ait payé pour cette tâche. Lucien du Hainaut ! Par quel caprice du destin me voici en train de reconstituer son existence alors que la mienne me semble si poreuse, si fuyante ! Mais il se fait tard, mon cher Eric, et mes paupières s’alourdissent. La tranquillité de ce bout de canal est vraiment incroyable. Je continuerai cette lettre demain.

 

2-J’ai bien dormi et ne suis pas mécontent de mon travail. J’en ai fini avec l’enfance puis l’adolescence de Lucien du Hainaut à Bruxelles, ou plutôt avec l’enfance et l’adolescence de Lucien-Pierre Hainaut puisque sa particule est postiche. Mon séjour en Belgique m’a été très utile. C’est une jeunesse bourgeoise d’une banalité confondante et, je te l’avoue, je n’éprouve pas une sympathie excessive pour le petit Hainaut. Mêmes ses révoltes contre son milieu sont prévisibles et ses poèmes de lycéen dédiés comme ceux de Rimbaud au même âge mais sans la puissance de son génie à des demoiselles inabordables ou à des servantes d’auberge ne valent pas grand-chose. J’ai eu beau chercher, on ne lui connaît aucune liaison féminine. Mais ce n’est pas surprenant et puis les bordels étaient nombreux à Bruxelles. J’en ai aussi terminé avec son installation à Paris, rue Victor-Massé puis rue Campagne-Première, et sur son admission grâce à Gide dans le cénacle mallarméen. La lettre de Gide qui miraculeusement m’est tombée entre les mains, je la reproduis dans son intégralité. J’ai tenté de retracer avec le plus de fidélité possible les circonstances éditoriales des ultimes années du dix-neuvième siècle. Elles sont pour nous déroutantes et je ne suis pas sûr qu’il faille se féliciter de l’évolution. Les textes de Hainaut que je sélectionne l’ont été avec soin : je ne veux pas l’accabler. Il y a cependant de belles réussites, mais je ne t’apprends rien. J’en arrive au moins ordinaire : comment un poète de vingt-six ans moyennement doué mais dont plusieurs strophes ne sont pas infamantes à cent ans de distance va soudain quitter la France et l’Europe pour disparaître dans l’acception la plus rigoureuse du terme. Il fait de plus en plus gris à Venise. La lagune et le ciel en sont indiscernables, parfois : tu imagines comme cela séduit ! Ce ne sont pas encore les hautes eaux, par bonheur. Devant la Giudecca où je me suis rendu cette après-midi, à part d’irréductibles crétins munis de perches à selfies, il n’y avait quasiment personne et quand, à cause de la pluie, j’ôtais mes lunettes, j’en oubliais presque que je n’ai jamais aimé cette ville. La clochette du déjeuner vient de sonner ; Umberto, le petit-fils de mes hôtes, retourne à Bologne demain. Je ne voudrais pas manquer son brillant bavardage.

 

3-Umberto a pris le train pour Bologne, mon cher Eric, et nos repas en seront plus ennuyeux. Comme tu ne l’ignores pas, c’est en travaillant sur Jean Lorrain que nos chemins se sont coupés, Lucien du Hainaut et moi. Ont-ils été amants ? Le maigre Lucien ne correspondait guère aux dilections de Lorrain que troublaient plutôt les valets de ferme ou les apaches aux yeux verts mais ils se sont beaucoup vus durant une brève période. Quelles furent les influences de Gide et de Lorrain sur le départ de Lucien du Hainaut et sur le choix au demeurant logique de l’Afrique du Nord comme première étape ? Je les soupçonne fortes, encore que, pour l’auteur de Paludes, il ne le cite qu’une fois dans son propre Journal si mes souvenirs sont bons et qu’il faille attendre quelques années pour qu’il nous livre ses confidences célèbres. Je consacre d’ailleurs un chapitre à la « question Gide » après la « question Lorrain ». On suit les péripéties du voyage grâce au Journal que Lucien a commencé à tenir dès son arrivée à Marseille et son embarquement pour l’Algérie. Puis c’est l’Egypte méditerranéenne et le Levant comme on disait alors. Si j’écrivais un roman et non une biographie soumise à des lois contraignantes, mon imagination dériverait sur une conversation éventuelle dans un café d’Alexandrie avec un impeccable gentleman grec. Hainaut atteint Beyrouth sans s’y attarder puis traverse l’Iran dans des conditions ahurissantes d’inconfort si l’on se rappelle sa frêle constitution. Le ton du Journal devient de plus en plus factuel, les complications lyriques s’estompent. On constate qu’il sait regarder à l’inverse de tant de voyageurs littéraires. Ses préjugés d’Européen s’atténuent pour faire place à une curiosité sincère envers les peuples, les langues et les cultures qu’il découvre, notamment pour le chiisme qui l’a fasciné. Il séjourne un temps assez long à Ispahan puis durant trois mois délaisse son Journal. A-t-il apostasié ? Je n’y crois pas une seconde et m’oppose ici aux assertions imprudentes de Pierre Kyria (1), mon unique prédécesseur. Comme il n’écrivait guère à ses amis ou à sa famille, j’ai eu beaucoup de difficultés à retracer la suite de sa route. On le retrouve en Inde du Nord au milieu de l’hiver 1900, à Ahmedabad d’abord puis dans la vallée du Gange. Ce sont les plus belles pages de son Journal mais également les dernières : à Bénarès, il disparaît, comme je te l’ai dit, après avoir dîné dans le Cantonment avec un compatriote. On n’a jamais réussi à donner une explication plausible à sa fin, ou à son silence. L’hypothèse d’une agression fatale le long du Gange alors qu’il se dirigeait vers son logement au-dessus d’Assi Ghât (je connais l’endroit pour y avoir résidé) demeure la plus probable. Mais il pourrait s’agir d’un effacement volontaire. C’est à cette période de sa vie, ou de sa vie visible, que je dois maintenant m’attaquer. Je ne te cache pas que ce sera la partie la plus ardue de ma biographie. Non seulement parce que je ne peux m’appuyer que sur les notes du Journal mais aussi parce que, derrière ce texte qui n’annonce en rien le dénouement, on devine un autre texte malaisé à interpréter. La nuit est noire sur mon petit canal. Le vieux marquis Fontanesi se montre de moins en moins loquace et sa petite-fille me snobe. La vieille marquise n’a plus toute sa tête, m’a-t-on murmuré. Je regrette le jeune Umberto même si les deux tiers de ses phrases dissimulaient des intentions blessantes. J’ai omis de te préciser qu’il est assez beau dans son genre. Pour me dégourdir, ce matin, sous une pluie glaciale, je suis allé à San Michele jusqu’à la tombe du baron Corvo. Mais je t’ai assez saoulé avec mon admiration pour Corvo.

 

4-Je vais donc finir aujourd’hui cette lettre trop longue. Les grandes lignes de ma biographie, je te les ai esquissées. Si tout se passe bien, j’aurai touché au but d’ici deux mois. Mon éditeur me harcèle pour que je respecte les délais. Contrairement à ce que je présumais, j’ai eu grand plaisir à travailler ainsi, je veux dire en sachant où je vais, en m’accrochant par nécessité à un plan rigoureux et en étant assuré pour une fois qu’on publiera le résultat de mes recherches. Ecrire la vie d’un poète, même d’un poète des plus mineurs en l’occurrence, c’est à la fois surplomber cette vie et donc s’interroger sur la sienne et sur ce qu’on en retiendrait si elle devait à son tour devenir objet d’investigation, et s’identifier à lui, essayer de voir le monde par ses yeux et avec ses idées, à tel point qu’on peut être conduit à vouloir s’annuler ou, le risque me semble plus élevé, dans un jeu complexe, à s’éblouir de ses propres obsessions. Je devance ta question, mon cher Eric : que dirai-je de la sensibilité amoureuse de Lucien du Hainaut ? Et en quoi puis-je être certain que je ne la trahis pas en la réinventant ? A Bruxelles et à Paris, aucun indice solide ne permet d’affirmer que Lucien ait penché du côté des garçons. Mais l’absence de toute liaison féminine et la constance avec laquelle il a gravité autour de cercles où des hommes désiraient des hommes (il a correspondu avec Georges Eekhoud en Belgique) intriguent. Dans son Journal, à partir d’Alger, les remarques sur la beauté des corps dorés se multiplient. Je ne crois pas qu’il se soit converti à l’islam, je le répète, mais le sous-texte de ce Journal m’amène à supposer que le fils de vingt ans d’un commerçant d’Ispahan l’y aurait incité. Mon lecteur distinguera une petite mosquée avec son jardin aux cimes bruissantes dans une rue écartée où Samir et ses camarades se réunissent chaque soir après la prière. S’il est attentif, il entendra le jacassement d’une fontaine. Et comme moi il se demandera si les ghazalsque Samir et ses amis récitent chantent la splendeur des adolescents ou l’adoration du Miséricordieux. Les rencontres devaient être faciles et les propositions fréquentes durant sa traversée solitaire du Liban, de la Syrie, puis de l’Iran et du Baloutchistan. Sa curiosité et son ouverture l’ont poussé à maîtriser assez vite les rudiments indispensables de l’arabe dialectal et de l’hindoustani et à revêtir les costumes locaux. Il y avait dans ce monde oriental une homophilie masculine spontanée, se mariant très bien avec un discours homophobe pour employer les catégories actuelles. Hainaut a-t-il cédé à ces propositions ? Les aurait-il provoquées ? Cela jetterait une étrange lumière sur son évanouissement. Je demeurerai prudent dans mes conclusions. Le nom d’un batelier du Gange revient à cinq ou six reprises dans les dernières pages du Journal. Il n’est pas inconcevable que Lucien du Hainaut ait eu rendez-vous avec lui sur un ghât du fleuve sacré. Un piège qu’on lui aurait tendu en profitant de ses goûts ou de sa naïveté ? Encore une fois aucune certitude. Mais je ferai en sorte que mon lecteur puisse y songer : si Hainaut est mort assassiné, autant que ce soit sous les coups ou pour les charmes d’un beau voyou. Il neige sur Venise et les températures vont encore baisser. Le palazzo Fontanesi est décidément inchauffable. Je crois que je vais m’octroyer une semaine de vacances à Bologne : j’ai une espèce de petit compte à régler avec Umberto. Quant au baron Corvo, je creuserai de ce côté-là dès que le tapuscrit aura été envoyé à mon éditeur. Dans l’espoir de te lire, je t’embrasse. P.

 

Patrick Abraham

 

(1) Seghers, 1973

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