Sur deux quatrains de Jean Sénac (par Patrick Abraham)
« J’écris mes poèmes sur ta bouche.
(…)
Je n’en finis plus de m’aimer sur tes lèvres »
Je voudrais parler de Jean Sénac. Je voudrais parler du cinquième fragment (ou cinquième poème) de son recueil Diwân du Môle. Diwân du Môle comprend quatre-vingt-quatorze poèmes (ou fragments). Treize d’entre eux ont été publiés en 1959. La version ultime de l’ensemble a été déposée à la Bibliothèque nationale d’Alger (fonds Sénac) et, malgré deux projets en 1965 et 1967-68, n’est jamais parue du vivant de l’auteur. Je dois ces renseignements à Hamid-Nacer Khodja qui fut l’infatigable ami de Sénac et qui a joué un rôle déterminant dans la survie de son œuvre (1).
Je m’appuie ici sur un choix de textes réunis par ses soins pour les éditions Marsa en 1999 puis, revu et enrichi, réédité dans la collection de poche Points du Seuil en 2013 (Pour une terre possible). Ce cinquième fragment est court. Il est constitué de deux quatrains de vers libres sans rimes. Comme souvent, Sénac omet la majuscule en début de vers si elle ne correspond pas au commencement d’une phrase. C’est Sénac qui s’exprime à la première personne. Un interlocuteur est présent, qu’il tutoie. Il ne serait pas difficile de le nommer sans doute si l’on se reportait à la biographie de Bernard Mazo (2). La relation du poète à son inspirateur est amoureuse mais aussi littéraire. Le corps de l’Aimé devient médiateur entre le poète et ce qu’il veut écrire, ce qu’il a à dire. L’amour du poète pour l’Aimé est le seul vrai poème écrit. L’amour de l’Aimé pour le poète est le seul chant audible. Les mots, grâce au corps de l’Aimé, s’évadent. La poésie s’incarne hors des limites du livre. Ou (mais cela revient au même) le désir pour l’Aimé n’est vécu que pour l’écriture d’un livre. Le poète se révèle à lui-même dans l’enchantement de cette réciprocité. L’amour d’un garçon, pour Sénac, c’était l’amour du monde, du soleil, de la mer – de l’Algérie. Le jour se lève sur une ville méditerranéenne, plein de promesses de bonheur. La Révolution, quand elle éclatera, abolira toutes les souffrances, toutes les tyrannies, toutes les humiliations. Les hommes seront frères. Tous seront beaux. Leurs sœurs n’auront plus peur. La communauté des amants s’étendra indéfiniment. Des écoles s’ouvriront. Il n’y aura plus de files d’attente devant les magasins, plus d’histoire officielle enseignée à coups de trique, plus de taudis galeux, plus d’enfance en haillons, plus de vieillesse mendiante, plus de pieds écorchés ni d’yeux froids.
Une anthologie de la poésie française de la deuxième moitié du vingtième siècle a été publiée récemment par un écrivaillon contemporain. Sénac en est absent. Comme Olivier Larronde, Claude Michel Cluny ou Bernard Delvaille, je crois. C’est une marque d’estime ou de reconnaissance : être ignoré, c’est être choisi d’une certaine manière. Qui s’intéresse encore à Sénac dans la double hystérie identitaire actuelle ? Qui, excepté René de Ceccaty et moi, lit encore Diwân du Môle ou les impeccables Leçons d’Edgar ? J’ai découvert Sénac dans un village des Cévennes si ma mémoire ne me trompe pas. C’était l’automne de mon adolescence. Je m’ennuyais et j’étais triste. Ces semaines vides, face à moi, et l’absurdité de mes études. Un camarade m’avait prêté l’unique recueil du poète accessible en cette période (Avant-corps précédé de poèmes iliaques et suivi de Diwân du Noûn, Gallimard, collection Blanche, 1968). J’ignore comment il se l’était procuré. Plusieurs pages n’avaient pas été coupées. En 2001, j’emportai en Tunisie ses Œuvres complètes(Actes Sud, 1999). Ce ne sont pas les vers les plus célèbres de Sénac. Je me les récite (le cinquième poème ou fragment de Diwân du Môle) dans le rapide crépuscule et les trouve admirables – mieux qu’admirables. J’aurais pu les écrire. Non : les relisant, assurément je les invente. Mes mots comme les siens naviguent et saignent. Je m’émerveille comme lui de l’entente amoureuse – de ce miracle renouvelé ; de cette déception inévitable ; de ce mensonge nécessaire. La nuit descend sur la côte du Coromandel. Je termine ma bière – la première ou la deuxième, je ne sais plus. Des ombres se croisent sur la jetée. On voit au loin briller les feux des barques des pêcheurs. On entend la musique d’un temple. Des chiens aboient. Un auto-rickshaw klaxonne. Le garçon que j’aime me sourit puis s’éloigne. Il se dirige vers la plage. J’ai refermé mon livre. Je le suis. J’ai dit que je l’aimais. Je n’ai pas dit qu’il m’aimait. Il ne lit rien bien sûr – ou pire. Mais sa démarche, sa voix, sa peau, par-delà les minuscules nuances de la géographie et de l’époque et jusqu’à l’horreur d’un assassinat dans un sous-sol de la rue Elisée-Reclus le 29 ou le 30 août 1973 (3), me font comprendre quelle fut peut-être la vérité algérienne de Jean Sénac.
Patrick Abraham
(1) Poète lui-même et essayiste, Hamid Nacer-Khodja est mort le 16 septembre 2016. Je salue au passage son frère Rabah.
(2) Jean Sénac, poète et martyr, Le Seuil, 2013.
(3) Les circonstances et les causes de cette mort n’ont jamais été éclaircies. L’affaire a été classée comme « crime de mœurs ». Un jeune homme a été arrêté puis relâché. Personne n’a été condamné. L’implication du pouvoir d’alors et de l’entourage de Boumédiène est plus que probable.
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