Voyager dans Gary (2), plaidoyer pour la fiction (par Laurent LD Bonnet)
Mon propos, à travers cette série de trois articles, consiste à interroger le sens de l’œuvre de Romain Gary, essentiellement Gary, à travers trois romans. Un point de vue forcément orienté. Un choix. Pour comprendre qu’un chemin d’auteur se construit au fil des ans. L’appréhender c’est l’illustrer. Voici celui de « mon » Gary.
Les Racines du ciel (Goncourt 1956), fondateur, politique et visionnaire. Les Enchanteurs (1973), l’art l’imaginaire et l’amour salvateurs. Les Cerfs-volants (1980),testamentaire, espérant et humaniste.
Les Racines du ciel – 1956 – Gallimard Folio – Préface de 1980.
2018 : Les Racines du ciel, ou la vacance de Monsieur Hulot.
« L’humilité n’est pas la vertu dominante des romanciers. Ils ne craignent pas de prétendre au titre de créateur. Des créateurs ! Les émules de Dieu ! À la vérité ils en sont les singes. Les personnages qu’ils inventent ne sont nullement créés, si la création consiste à faire quelque chose de rien. »
François Mauriac se dévoilait ainsi, humble parmi les siens, ne s’essayant que rarement à l’exposition physique d’un personnage ; s’emparer de l’argile nécessaire à la tâche l’aurait-il obligé à tenir un rôle qu’il ressentait comme sacrilège ?
On cite parfois un passage de Mémoires intérieurs comme indice d’une qualité moyenne du roman de Gary, Les Racines du Ciel. Mauriac raconte avoir soupiré en apprenant qu’on y parlait d’éléphants, puis l’avoir ouvert et refermé au bout de dix lignes. Celles-ci ébauchent le portrait du Père Tassin, narrateur et témoin ; même s’il faut convenir que Gary habituera plus tard ses lecteurs à une autre vivacité de plume, le fait que ce roman tombât des mains de Mauriac, s’avère un constat d’ordre général : vieillissant, il ne parvient plus à lire de nouveau roman. Son rapport aux personnages de fiction, pourtant vital dans sa jeunesse, est malade. Cela révèle ce qu’est la littérature. Un art. Une affaire d’amour, non d’appréciation critique.
Mauriac construisait ses personnages en explorant les boues, les strates, l’intime minéral de leurs âmes, délaissant à notre imagination leurs enveloppes corporelles. Une liberté dont l’élan de lecture lui sait gré. Gary croquait les siens d’un crayon fin, cruel, ironique ; conditionnant notre rencontre, nous guidant avec humour dans les dérisoires méandres de leurs secrets tiraillements, quitte à les surexposer. Il en naît un étrange sentiment de proximité. Gary s’empare du Nous. Mauriac de l’Autre. Ces deux-là n’étaient pas conciliables. Seules leurs œuvres le sont, au sens de l’histoire, puisque les deux perdurent dans la mémoire littéraire.
L’écriture de Gary possédait et possède encore aujourd’hui un don rare et courtisé : elle irrite autant qu’elle passionne. Il en souffrit. Il payait et paiera toujours, un prix dont s’acquitte dans l’histoire, toute inspiration qui discourt d’universel. Il est peu de ses personnages qui ne soient convoqués pour cela. Certains ont pu ressentir ce style comme lourd, confus, besogneux. D’autres, par millions, se sont laissés emporter par un guide au style rôdé, riche, drôle, porteur de valeurs dont on a envie de souligner sans cesse la pertinence par un « Ah voilà c’est ça ! », « Bien vu ! », « Quelle vision ! » On comprendra qu’autant de clairvoyance agace, ait pu aussi jouer la mouche du coche auprès des chasseurs de clichés. Mais qu’importent les sentinelles instituées. Seul compte le voyage auquel nous convie l’auteur. La puissance de celui de Gary ne cesse de surprendre.
Les Racines du ciel obtient le Goncourt en 1956. Gary est diplomate. De Gaulle traverse son désert. La 4e république s’étiole. Un seul principe fait consensus : celui de progrès, bientôt confondu avec un autre : Croissance. Or s’il est un temps où il faut lire ou relire Les Racines du ciel, c’est bien à l'issue de cette année 2018.
Pour deux raisons :
Tout d’abord la nouvelle préface, écrite par Gary, six mois avant son suicide en 1980,— année de parution de son dernier roman, Les cerfs-volants. Elle révèle une mise en abîme sans concession. Extrait : « En 1956, je me trouvais à la table d’un grand journaliste, Pierre Lazareff. Quelqu’un avait prononcé le mot « écologie ». Sur vingt personnes présentes, quatre seulement en connaissaient le sens. On mesurera, en 1980, le chemin parcouru. » Ce chemin évoqué par l’auteur, en réalité un fleuve dont le cours prend naissance à l’orée des fifties —Les racines du ciel y installe une balise temporelle difficile à ignorer — nous a menés à l’automne 2018, à l’ultime rapport de l’ONU, son vertigineux constat, la chute annoncée.
Ensuite parce qu’en cette même année, un certain Monsieur Hulot fut en vacance. De son destin certes. Mais pas seulement. Ce gars-là EST Morel, le héros quasi arlésien des Racines du Ciel. Un Morel brassé par la grande lessiveuse de l’histoire de France contemporaine, un Morel aspergé par les retombées libertaires de mai 68, affranchi des désillusions de 81, déniaisé des espoirs qu’a fait naître une certaine démolition en 89, toujours dans l'inconfort de la critique nécessaire d’un système où il vit et dont il vit, en somme un Morel défenseur d’éléphantesques enjeux de la biosphère, mais un Morel qu’intérêts économiques et politiques auraient assailli sans relâche, devenu imaginons-le, afin d’asseoir les bases financières de son combat, actionnaire d’une grande marque d’objets d’art en ivoire de synthèse. Puis candidat aux Présidentielles. Puis ministre d’État. Puis démissionnaire. Enfin Résistant… mais à l'appel d’un retour messianique. Un Morel qui n'aurait peut-être pas déplu au gaulliste essentiellement métaphysique qu’était resté Gary.
Cette comparaison atemporelle mène à deux réflexions :
La première sur le plan littéraire : À l’heure où une partie de l’édition française se perd à sauver son modèle économique, l’affublant pour cela, de manière presque obsessionnelle, d’un marketing de réalité chargé de faire le miel des chroniqueurs, (en 2017 par exemple aucun des prix littéraires majeurs ne récompensa de fiction), de telles œuvres offrent les signes d’une vivacité dans le temps que les chineurs de tendance devraient étudier. Gary — dont on a tancé à tort l’utilisation du Je narratif — en est un exemple.
Dans un article du Monde d’octobre 2015, Karine Tuil commentait après Charlie : Le réel, désormais, écrase la fiction. Il annonce la mort du roman. Il la réclame. Il veut sa tête. Mais la fiction résiste. Elle peut être un moyen d’appréhender ce réel, à défaut de pouvoir l’expliquer. Observer le monde pour tenter d’en comprendre la complexité – et le réinventer. Comme une ultime consolation.
Le constat est sévère. Mais il définit l’enjeu auquel participe l’écriture de fiction : une réinvention du monde. J’y reviens plus loin.
La seconde sur le plan politique :
Il est une dimension peu évoquée du roman de Gary. Un argument qui, sans exception, traverse, guide, constitue l’énergie de l’ensemble des personnages ; ex-stripteaseuse échouée en Afrique et première à signer la pétition de Morel, chasseurs de gros gibier, ambassadeurs, secrétaires de préfecture, marchands, lobbyistes, chefs de révoltes , paysans pauvres ou citoyens du quotidien, reporters … Tous sont satellisés autour de l’enjeu que force à considérer Morel : la fin possible des éléphants, alerte de la finitude planétaire. Et pour s’extraire du tiraillement qu’exerce sur leur conscience l’injonction Morellienne, tous donc, usent et abusent du même argument : la légitimité de leur propre position. Droit. Institution. Représentativité. Économie. Souveraineté. Survie. Faim. Dieux… Qu’importent les conséquences pour l’Autre ou le Collectif.
Portrait d’une humanité… Piètre constat. Celui d’une intrication qui s’apparenterait à un syndrome de l’espèce. Seuls semblent y échapper les observateurs, Saint Denis et le père Tassin. Mais il faut bien des conteurs à la mémoire du monde ; Les enchanteurs en offriront la vision, pour qui l’imaginaire est plus fort que la mort.
Ainsi Gary laissa-t-il éclater son intuition, pour nous suggérer la dérive qu’engendre le précepte fondateur du modèle économique mondial : la liberté d’entreprendre. Présumée infinie, sinon en danger, érigée en dogme —un vieux dogme, puisque conçu à une époque d’inconscience planétaire —, elle se trouve aujourd’hui confrontée à la réalité d’une planète finie. Or qu’importe à nouveau ! Seule compte l’indéniable légitimité à devoir survivre. Jusqu’à ouvrir les voies obscures de l’abandon des formes de légalité qui oppressent. C’est ce que fait de manière symbolique, autour de la chasse à l’éléphant, une partie des personnages des Racines du ciel, ce que font aujourd’hui Trump et d’autres dirigeants dans sa foulée en quittant les accords internationaux, ce que visent les intégrismes religieux, les extrémismes politiques, et tous les pouvoirs maffieux en général en prônant l’avènement de dictats salvateurs.
Mais c’est aussi la voie que sont obligés d’emprunter Morel et ses partisans. Et qu’emprunteront tous celles et ceux en ce monde que la faim et le « plus rien à perdre » submergeront. Ils finiront par trouver évidemment légitime, l’énergie de leur révolte. À celle-ci se posera alors la question des limites d’emploi de la violence. Morel la pose, lui qui, confronté à la position atone et aphone du personnel politique, se résigne à tirer quelques balles. Stratégiquement, cela se nomme un coup de semonce. Politiquement, l’avertissement d’un possible.
[lB3] Par sa quête, ce simple personnage de fiction s’empare de l’Histoire pour annoncer le paradigme montant du 21e siècle : celui de la remise en cause de « l’ordre démocratique », sous la pression de nouvelles formes de légitimités. Course à une redistribution des rôles, déjà définie par le décodage marxiste du réel comme un inéluctable et cyclique « rapport de forces. » Ou par le sociologue Weber, comme le produit des rapports de domination inhérents à l’espèce humaine.
Et c’est précisément ce qu’il y a de plus frappant au cœur de ce roman. Son auteur a pressenti il y a plus d’un demi-siècle, la fragile prégnance de la puissance universelle qui nous héberge sous une mince couche d’atmosphère depuis 300.000 ans. Qu’on y décèle la logique d’une chaîne de hasards pertinents, ou celle du divin, peu importe, c’est elle qui nous obligera — cela commence aujourd’hui —à abdiquer de nos prétentions à profiter, sans concevoir au préalable un modèle de partage équitable.
Retour sur scène de l’impérieuse injonction ! Marquée par l’histoire. Du sceau d’Utopie tout d’abord. Puis au fer Rouge, du label tête-de-mort. Retour pourtant, qui nous oblige à admettre que fonder le principe d’organisation sociale humaine sur l’exploitation de l’Autre, ou sur celle de l’Environnement, participe précisément, du même épuisement général.
Cette force littéraire de Gary est là où Mauriac ne l’avait pas vue.
Mais qu’en sera-t-il, après que tous les Hulot et Morel du monde auront épuisé la promotion d’alternatives pacifiques aux solutions révoltées ? Sur ce sujet Gary espère, se veut moins amer dans la perspective que dans le constat ; il contourne la dérive augurale. La fin de son roman reste ouverte.
Alors, auteurs et auteures de fiction seraient-ils médiums ? Si Gary en fut un, London aussi, qui, à travers Avis et Ernest Everhart (Le Talon de fer), annonça les raisons structurelles des chaos guerriers du 20e siècle. On a peu noté — ce fut pourtant d’une clairvoyance troublante —que Robert Merle dans son roman Un animal doué de raison,donne la parole à un philosophe yougoslave Marco Llepovic. Celui-ci est affligé : « On est en train de vendre au public américain comme futur candidat à la présidence l’acteur hollywoodien Jim Crooner (…)En réalité, tout a commencé en novembre 1966, il y a six ans, quand l’acteur Reagan, qui présentait une marque de cigare à la T.V., a été élu gouverneur de l’État de Californie. L’opération Crooner est la suite logique de l’opération Reagan. »
Le roman de Merle a été écrit avant 1967 …
Pour mieux comprendre le phénomène, il faut considérer que l’écriture de fiction requiert de mobiliser une énergie extra-ordinaire, celle d’un imaginaire sans cesse ouvert, à l’écoute, en attente, en observation du complexe, celle d’intuitions qui collectent, absorbent, fabriquent le ciment d’architectures, de pâte à personnages dont la prégnance s’avère, à l’épreuve du temps — étrange affaire — plus puissante que toute autre réalité labellisée instant-actualité, instant-notoriété, instant-vu. Ainsi Morel, l’antihéros de Gary, porteur de sa croyance écologique, voyage-t-il au cœur de soixante-deux années d’espace-temps pour surgir au milieu d’un automne français dont on commence à peine à mesurer la portée.
On peut avec espoir s’aventurer à lire les Racines du Ciel, roman éminemment politique. On touchera de l’âme ce qu’est l’empire de la création fictionnelle, on y recevra l’écho d’autres crédos : « C’est un des buts essentiels de la littérature, sauver l’épopée» - Borges, conférences. L'art du roman dessine un chemin comme « histoire parallèle des Temps modernes.» (Kundera, L’art du roman)
L’édition américaine, par exemple, ne s’y est pas trompée ; elle joue assez peu dans les zones grises du : « je suis un récit qui se nomme roman, car on ne sait jamais, un procès est si vite arrivé. » Elle annonce deux couleurs : Fiction or Non-fiction. Ce n’est pas seulement un choix marketing. Plutôt une question d’honnêteté envers le lecteur. Car en ces deux domaines d’écriture, l’attente, le chemin et le but diffèrent radicalement. Dans le premier cas, on s’imprègne d’une expérience, accueillant ce qu’elle peut provoquer pour l’âme et le cœur, de révolutionnaire. Dans le second, on entre au contact d’une référence, « une maison en location, en l’occurrence les faits, que l’auteur de non-fiction est prié de laisser dans l’état où il l’a trouvée[1] » ( Janet Malcom, Le journaliste et l’assassin)
Faut-il alors s’étonner qu’en librairie, nos pas d’amateurs de romans obliquent sensiblement vers le rayon des auteurs étrangers ? Gary fait partie de celles et ceux qui corrigent la dérive.
Ce roman est riche d’échos, à l’étourdissement. En voici un, pour conclure. Il sonne aujourd’hui étrangement. Minna s’adresse à Saint Denis en parlant de Morel :
« Elle se tourna vers moi avec une violence et une indignation qui me coupèrent le souffle. Il m’arrive souvent de rêver à elle et c’est ainsi que je la vois, debout, le peignoir ouvert, avec seulement une culotte et un soutien-gorge pour la séparer de moi, les cheveux en bataille, criant presque comme une poissonnière avec ce terrible accent allemand qui la rendait immédiatement moins jolie par je ne sais quel prodige — Alors Monsieur de Saint Denis, me lança-t-elle — je ne sais pas du tout pourquoi elle me lançait de la particule — vous trouvez que parce qu’un homme a eu assez de vous, assez de vos cruautés, assez de vos visages et de vos voix et de vos mains — vous trouvez qu’il est fou ? Qu’il doit être interné ? Parce qu’il ne veut plus avoir rien, rien de commun avec vous, avec vos savants, avec vos polices, avec vos mitraillettes, avec tout ça ? Croyez-moi, il y a beaucoup de gens comme lui, aujourd’hui. Ils n’ont sans doute pas le courage de faire ce qu’il faut, parce qu’ils sont trop veules et trop…trop fatigués, ou cyniques — mais ils le comprennent — ils le comprennent très bien. Ils vont dans leurs bureaux, ou dans leurs camps, ou dans leurs casernes, ou dans leurs usines, partout où on obéit et où on en a marre, et ceux qui peuvent, ils sourient, en pensant à lui, et ils font comme moi…
Karine Tuil a raison. Mauriac l’aurait soutenue. La fiction et ses personnages résistent. À travers le temps, comme le met en évidence Les Racines du ciel. À une dictature du réel qui tend à la reléguer au rang de littérature de second plan, populaire, mineure, bref pas vraiment sérieuse. Cela annoncerait le pire : l'extinction de l'expérience imaginaire que stimule le roman. C’est elle, plus que jamais, dont a besoin l’humain aujourd’hui.
Laurent LD Bonnet
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