Voyager dans Gary (1) - Les Cerfs-volants, Romain Gary (par Laurent Bonnet)
Les Cerfs-volants, Folio, 1980, 384 pages, 8,90 €
Ecrivain(s): Romain Gary Edition: Folio (Gallimard)Mon propos, à travers cette série de trois articles, consiste à interroger le sens de l’œuvre de Romain Gary, essentiellement Gary, à travers trois romans. Un point de vue forcément orienté. Un choix. Pour comprendre qu’un chemin d’auteur se construit au fil des ans. L’appréhender c’est l’illustrer. Voici celui de « mon » Gary.
Les Racines du ciel (Goncourt 1956), fondateur, politique et visionnaire. Les Enchanteurs(1973), l’art l’imaginaire et l’amour salvateurs. Les Cerfs-volants (1980), testamentaire, espérant et humaniste.
Laurent LD Bonnet
Les Cerfs-volants, testament de Romain Gary
Que celles et ceux qui n’ont jamais lu Romain Gary (né Roman Kacew) s’emparent sans tarder de ce roman. Découvrir un auteur par sa dernière œuvre peut s’avérer risqué – savoir sortir de scène au sommet de son art n’est pas donné à tout le monde. Dans ce cas on parlera d’une aubaine, un couronnement.
On aura tout dit de Romain Gary. Et à peu près rien, si l’on n’a pas pris connaissance de ce court passage du roman : « J’étais certain que Tad se trompait et je le plaignais un peu. Il aimait passionnément l’humanité entière, mais au fond, il n’avait personne. Il croyait au malheur parce qu’il était seul. L’espoir a besoin d’être deux. Toutes les lois des grands nombres commencent dans cette certitude ».
Ludo parle ainsi de Tad, frère de Lila et Bruno. Ils ont dix, onze, douze ans… Ludo et Lila se sont aimés dès leur première rencontre en forêt. Lila et ses frères sont les enfants d’un couple d’aristocrates polonais, les Bronicki – Elle comédienne déchue, Lui spéculateur désargenté. Ils séjournent chaque été dans leur propriété normande qui jouxte les terres du Clos Fleuri où habite Ambroise Fleury, tuteur et oncle de Ludo, retraité des PTT, homme qu’on dit un peu fou, surnommé le « facteur timbré ». Il s’adonne à la seule confection de cerfs-volants, les affuble de noms tels que Croquemuche, Batifol, Clopin-clopant, Patapouf, Zigomar, pour les expédier dans le monde entier.
Quatre adolescents en quête de sens, des adultes qui s’évadent dans le ciel, d’autres qui combattent par les armes, mais la plupart soumis, ou faisant semblant de l’être pour, disent-ils, mieux résister… Autour de Ludo et Lila, à l’exception peut-être d’Ambroise Fleury et ses cerfs-volants, rien n’est exemple, tout n’est que compromis. Aussi vont-ils conquérir leur jeunesse en lui cherchant une chance de s’extraire du bourbier des années de guerre ; Ludo armé de sa seule candeur et d’un don exceptionnel, sa mémoire des chiffres ; Lila portée par la seule idée de « devenir quelqu’un ». De son côté, Tad usera d’ironie mordante et d’extrême clairvoyance, pendant que Bruno, talentueux pianiste, mobilisera des ressources éthiques qu’on ne lui soupçonnait pas. On les aime, ces quatre-là, on s’attache, car chacun d’eux symbolise la part indicible d’un : « nous-même qu’aurions-nous fait ? ». Et, sauf à être lectrice ou lecteur las du sujet « époque de la guerre », on ne peut qu’embarquer à leurs côtés. En riant des démêlés du restaurateur Duprat avec la Résistance : sa table réputée a accueilli la Gestapo. En s’attendrissant du savoir-survivre dont fait preuve Mme Julie la maquerelle : elle a sauvé de la déportation vingt pensionnaires juives. En étant troublé – parce qu’il fait écho à l’ambiguïté de l’officier allemand du Silence de la mer (Vercors) – par Hans, amoureux inconditionnel de Lila. D’autres complètent le tableau d’une province française qui s’en sort comme elle peut. La lâcheté règne. Le courage survit. Nous les regardons droit dans les yeux grâce à l’art consommé de la dérision que pratique l’auteur. À l’évidence, Gary sait de quoi il parle. Ce n’est pas un hasard si Pierre Bayard, dans son remarquable essai, Aurais-je été résistant ou bourreau ? (Minuit), prend le jeune Kacew en 1940, comme exemple de confrontation à un conflit éthique. La maîtrise des caractères de chaque personnage est donc totale ; au service de ce que l’auteur a toujours recherché : offrir ses valeurs à la fiction. Ce n’est bien sûr pas un hasard si l’époque de la guerre et la noblesse slave servent encore de support au Dire de Romain Gary. Mais le « JE » narratif qu’investit ici l’auteur n’a strictement rien d’autobiographique. Seules les valeurs induites le sont. C’est aussi ce qu’on attend d’un romancier. La métaphore des cerfs-volants nous suit, nous interroge jusqu’aux dernières pages. On achève ce roman en tournant un œil inquiet vers le ciel politique contemporain, on y cherche les espoirs envolés, et peut-être la trace d’un long fil qui pourrait nous ramener, ici sur terre, à reconnaître des Ambroise Fleury.
Le romanLes Cerfs-volants conclut l’existence littéraire de Romain Gary. Il le fait de fort belle manière, en délaissant, et c’est heureux, l’hétéronyme Émile Ajar. Même si, autre plume et autre sens démontrent le génie de l’écrivain.
Gary décide donc – c’est l’affirmation d’un extrême attachement à la notion de libre arbitre – de nous abandonner six mois avant sa disparition, avec les cinq derniers mots du roman qui annoncent précisément ceux de sa lettre laissée post-mortem.
Nous restons en compagnie de Ludo, Lila, leur amour… Tous trois survivront aux affres de la Libération plus qu’à celles de la guerre. En signant le vrai testament de Gary par cette pensée de Ludo : l’espoir a besoin d’être deux.
Laurent LD Bonnet
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