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De la métaphysique pour reposer du politique

Ecrit par Kamel Daoud , le Vendredi, 17 Mai 2013. , dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

 

… Ce qui me bouleverse ce n’est pas ma mort : elle est mienne. Ce qui me chavire, me donne le vertige, me remplit d’extase et abîme ma pensée c’est ma naissance. Ma venue au monde. Comment cet immense vide qui me précède a fini par se concentrer dans l’infinie probabilité du hasard et l’extrême précision de la nécessité, pour m’engendrer moi, mes pensées, mon identité ? Qu’est-ce qui a obligé le vide à se remplir par ma présence. En quoi suis-je une nécessité et comment un être que rien n’attend finit par venir au monde comme une personne que rien ne remplace ?

Ce n’est pas ma tombe qui me fascine, mais le vide auquel je m’adosse. Le grand cosmos qui précède mon prénom est plus inquiétant et plus inexplicable que la pierre tombale qui va seulement essayer d’un peu me retenir.

Ce n’est pas la disparition qui est un drame, mais la naissance. Que je retourne au vide n’est que pente naturelle, mais que je remplace le vide par ma personne voilà le grand mystère, la formidable inquiétude qui devrait tous nous faire tourner la tête vers les commencements et occuper notre réflexion.

La mer de tous les choix

Ecrit par Kamel Daoud , le Mardi, 12 Février 2013. , dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

 

Mère, à force d’écouter Renaud j’ai fini par faire comme lui. J’ai pris la mer la nuit du doute. On était six à embarquer sur une coquille d’œuf et personne n’avait confiance en ce radeau de la méduse. Mais avait-on le choix mère ? Mohamed était le capitaine de la traversée et c’était à lui, après Dieu et ses prophètes, que nous avons confié nos vies. Il possédait la science de la mer d’après ce que nous ont dit les vétérans de la harga. Il y avait également Aïssa, un intello portant des lunettes et la haine du monde. Ses binocles étaient plus pour supporter sa myopie qu’un signe extérieur d’intelligence. A ses côtés, Youcef le chômeur. Lui, c’était une force de la nature, tout dans les bras et rien dans le pois chiche. Son sourire enfantin était un réconfort pour les blessures de la vie, mais il ne se rendait pas compte du monde qui l’entourait. Aïssa l’intello, qui semblait bien le connaître, dira de lui qu’il est l’enfant du ciel et que Dieu avait refermé son livre parce qu’il était innocence. Yahia était le plus âgé des passagers et sa barbe grisonnante trahissait le poids des ans. Il ne parlait pas du tout et quand j’y repense, je ne l’ai pas entendu articuler une seule syllabe depuis notre rencontre sur le sable mouillé de la plage d’où nous avions pris le départ. Egalement à bord de l’aventure, Ibrahim le sage. Un saint homme avec au front la marque de la dévotion. Son regard avait le don d’apaiser les consciences et de réconforter les âmes tourmentées.

Pendant qu'il neige : le secret de la chronique

Ecrit par Kamel Daoud , le Lundi, 14 Janvier 2013. , dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

 

« C'est comme un chien dans ma tête : il aboie et j'écris. Sauf que ce n'est pas si simple. Il me semble que c'est moi qui suis au bout de sa laisse, qu'il me promène parfois durant une demi-heure par jour, me laisse gambader dans son univers puis me ramène vers mon angle mort qui est ma vie de tous les jours. Je m'explique donc : c'est un chien immense, composé d'étoiles dans une obscure nuit qui lui sert de peau sans fond. Il aboie en Alphabet et j'écris. Parfois bien, parfois mal, quand il va trop vite et que ne me restent que des bouts de phrases. Il est grand, le chien noir qui m'enjambe pour aller boire, à l'autre bout du monde, son eau et revenir. C'est comme ça que je peux décrire les choses qui se passent dans ma tête. Car dehors, pour ceux qui me voient de dehors, il ne se passe rien. Je suis penché sur un gros cahier plein de ratures, devant un micro, en train de tabasser un clavier et j'écris sans cesse, sans cesse et toujours. Un scribe dans un journal où je suis payé au mois pour faire semblant d'être courageux.

Le contre-Meursault ou l'Arabe tué deux fois

Ecrit par Kamel Daoud , le Mercredi, 19 Septembre 2012. , dans La Une CED, Les Chroniques

 

« Bon Dieu comment peut-on tuer quelqu’un et lui ravir même sa mort ? C’est mon frère qui a reçu la balle pas lui ! C’est Moussa, pas Meursault non ? Il y a quelque chose qui me tue dans ce qui a tué mon frère. Personne, même après l’Indépendance, n’en a cherché le nom, le lieu, la famille restante, les enfants possibles. Personne. Tous sont restés la bouche ouverte sur cette langue parfaite et tous ont presque déclaré leur fraternité avec la solitude du meurtrier. Qui peut aujourd’hui me donner le vrai nom de Moussa ? Qui sait quel fleuve l’a porté jusqu’à la mer qu’il devait traverser à pied jusqu’au jugement dernier de sa propre religion ? Qui sait si Moussa avait un revolver, une philosophie, une tuberculose, des idées ou une mère et une justice ? Qui est Moussa ? C’est mon frère. C’est là où je voulais en venir. Te raconter ce que Moussa n’a jamais pu raconter, vivant ou tué. Mort ou coincé entre la mort et les livres. Est-ce que tu as le livre sur toi ? D’accord, fais le disciple et lis-moi les premiers passages. C’est pour toi que je te demande ça. Moi je la connais par cœur, je peux te la réciter mieux que Moussa si Dieu nous le renvoie pour trois jours. C’est un cadavre qui a écrit : on le sait à sa façon de souffrir du soleil ou de ne pas surmonter l’éblouissement des couleurs et les angles durs de la lumière. Dès le début, on sent ce salopard de Meursault à la recherche de mon frère. Pas pour le rencontrer mais pour ne jamais le faire. Tout le monde s’y est mis par la suite et depuis cinquante-six ans.

Dérives sur un bien vacant

Ecrit par Kamel Daoud , le Dimanche, 29 Juillet 2012. , dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

 

« Cher Antoine. Ou Claude. Ou Alex. Nicolas. Ou Astérix. Ou De Gaulle. J’ai longtemps hésité à t’écrire et cette longue lettre traîne depuis des années dans ma tête comme un cerf-volant épuisé et rabattu entre les parenthèses de deux vents. Comme ces écrivains scrupuleux et obsédés par l’exactitude qui naissent dans ton pays pour en inventorier les nuances, j’en écris souvent des feuillets entiers, virtuellement, avant de les froisser et de continuer ma vie, sans songer à Toi. D’abord, parce que je répugnais à l’effort et ensuite, parce que j’ai lentement compris que cet effort n’était pas une fainéantise qui devait me culpabiliser, mais une raison tout à fait objective : certes nous parlons tous deux le français, mais nous ne partageons pas la même langue. Ou peut-être que nous la partageons, mais pas équitablement : A toi, on t’a donné la langue, la terre qui va avec, une bonne partie de l’Histoire et beaucoup de livres pour le prouver.

A moi, il est échu une langue ni morte ni vivante, ravagée par des trous insonores, des approximations, des particularismes insulaires et une grande dose de solitude due au piège de l’Histoire dont vous avez pris les archives en nous laissant les cimetières.