Le contre-Meursault ou l'Arabe tué deux fois
« Bon Dieu comment peut-on tuer quelqu’un et lui ravir même sa mort ? C’est mon frère qui a reçu la balle pas lui ! C’est Moussa, pas Meursault non ? Il y a quelque chose qui me tue dans ce qui a tué mon frère. Personne, même après l’Indépendance, n’en a cherché le nom, le lieu, la famille restante, les enfants possibles. Personne. Tous sont restés la bouche ouverte sur cette langue parfaite et tous ont presque déclaré leur fraternité avec la solitude du meurtrier. Qui peut aujourd’hui me donner le vrai nom de Moussa ? Qui sait quel fleuve l’a porté jusqu’à la mer qu’il devait traverser à pied jusqu’au jugement dernier de sa propre religion ? Qui sait si Moussa avait un revolver, une philosophie, une tuberculose, des idées ou une mère et une justice ? Qui est Moussa ? C’est mon frère. C’est là où je voulais en venir. Te raconter ce que Moussa n’a jamais pu raconter, vivant ou tué. Mort ou coincé entre la mort et les livres. Est-ce que tu as le livre sur toi ? D’accord, fais le disciple et lis-moi les premiers passages. C’est pour toi que je te demande ça. Moi je la connais par cœur, je peux te la réciter mieux que Moussa si Dieu nous le renvoie pour trois jours. C’est un cadavre qui a écrit : on le sait à sa façon de souffrir du soleil ou de ne pas surmonter l’éblouissement des couleurs et les angles durs de la lumière. Dès le début, on sent ce salopard de Meursault à la recherche de mon frère. Pas pour le rencontrer mais pour ne jamais le faire. Tout le monde s’y est mis par la suite et depuis cinquante-six ans.
Je vais te résumer l’histoire avant de te la raconter : un homme qui sait écrire tue un « Arabe » qui n’a même pas de nom ce jour-là (comme s’il l’avait laissé dans le ventre de sa propre mère avant de revenir le soir le récupérer), puis se met à expliquer que c’est la faute d’un Dieu qui n’existe pas, et à cause de ce qu’il vient de comprendre sous le soleil : le meurtre est un acte absolument impuni et n’est déjà pas un crime parce qu’il n’y a pas de loi. Et, d’un coup, pendant cinquante-six ans, tout le monde se met de la partie pour faire disparaître le corps à la hâte, transformer les lieux du meurtre en un musée immatériel d’une seule idée érigée en colonne romaine et interroger l’assassin sur son insolation et sur les anagrammes de son propre prénom. Que veut dire Meursault ? Meurt seul ? Meurt sot ? Ne meure jamais ? Mon frère n’avait pas droit à un seul mot dans cette histoire. Il était une marche ratée dans la marche vers le Dieu déserteur des époques modernes. Et là, toi comme tous tes aînés vous faites fausse route : l’absurde, c’est mon frère et moi qui le portons sur le dos, pas l’Autre. Comprends-moi bien : je n’exprime pas de la tristesse ni de la colère. Je ne joue même pas le deuil, seulement. Seulement quoi ? Je ne sais pas. Peut-être le rôle du mécanicien du sens. Cette histoire devrait être réécrite, dans la même langue, mais de droite à gauche. C’est-à-dire en commençant par le corps encore vivant, les ruelles qui l’ont mené à sa fin, le prénom de l’« Arabe », et jusqu’à sa rencontre avec la balle. Pas le contraire. C’est immoral de raconter l’histoire d’un meurtre avec cinquante-six passages pour la balle, le doigt et l’idée qui les a animés, et ne dire qu’une seule phrase pour le mort qui doit plier bagage après sa figuration au prix de son dernier souffle devenu presque absurde alors qu’il est né dans le bon sens.
Kamel Daoud
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