Dérives sur un bien vacant
« Cher Antoine. Ou Claude. Ou Alex. Nicolas. Ou Astérix. Ou De Gaulle. J’ai longtemps hésité à t’écrire et cette longue lettre traîne depuis des années dans ma tête comme un cerf-volant épuisé et rabattu entre les parenthèses de deux vents. Comme ces écrivains scrupuleux et obsédés par l’exactitude qui naissent dans ton pays pour en inventorier les nuances, j’en écris souvent des feuillets entiers, virtuellement, avant de les froisser et de continuer ma vie, sans songer à Toi. D’abord, parce que je répugnais à l’effort et ensuite, parce que j’ai lentement compris que cet effort n’était pas une fainéantise qui devait me culpabiliser, mais une raison tout à fait objective : certes nous parlons tous deux le français, mais nous ne partageons pas la même langue. Ou peut-être que nous la partageons, mais pas équitablement : A toi, on t’a donné la langue, la terre qui va avec, une bonne partie de l’Histoire et beaucoup de livres pour le prouver.
A moi, il est échu une langue ni morte ni vivante, ravagée par des trous insonores, des approximations, des particularismes insulaires et une grande dose de solitude due au piège de l’Histoire dont vous avez pris les archives en nous laissant les cimetières.
Depuis des années, trois langues se disputent ma naissance avec des politesses de concierges : l’algérien de toutes mes mères, l’arabe de tous mes pères, le français de tous les colons qui leur ont marché dessus. Pour moi, ta langue ne m’a lâché que le jour où j’ai compris que c’était un bien-vacant, une cave à vins impossibles. Depuis, je me sens bien dans Ta peau. Surtout quand tu n’es pas là. Mes fautes d’orthographe deviennent un ruissellement de brebis sur une colline, mes ratures des traces de chaussures dans la boue, mes taches d’encre des villages nocturnes. C’est dire que ton français j’en ai fait un carnaval : tu ne me comprendras jamais si je te racontais que des expressions longtemps obtuses, récoltées dans les romans de ton pays, ont fait les cailloux d’un lent ruisseau abracadabrant : que pouvait en effet dire l’expression « Feu Monsieur Zola », pour un villageois algérien des années 70 ? Un vrai feu ? Un tour de magie ? Une politesse ? Je m’imaginais à cette époque les prénoms entourés de la couronne bleue de notre trois feux de cuisine. Est-ce tout ? Non : les plus beaux romans d’aventures de ton histoire, ceux qui racontaient les mers et les marins m’étaient fascinants comme des mécaniques inconnues : que voulait dire Haubans ? Tribords ? Tonnage ? Pieds ? Nœuds marins ? Tirant d’eau ? Proue et poupe ? Enfant d’une terre plate et sèche, je butais sur les descriptions des vallons et vallées, montagnes et des fleuves, des abysses et des océans. Les livres me crevaient entre les mains parfois comme des poissons sortis hors de l’eau pour être montrés à un enfant du désert. J’ai mis des années à éclairer ta langue de l’intérieur et à en découvrir les interrupteurs capricieux. Pour aboutir à quoi ? A un étrange animal des profondeurs qui résonne parfois quand je heurte de hauts murs et à une langue bizarre enregistrée dans ma tête avec ses coupures de sons, ses renvois vers des univers disparus avec les machines à vapeurs, ses grésillements, des bruits en écho, ses impossibilités évidentes et son paradoxe : beaucoup de mes objets ne s’y casent pas, ou difficilement, comme de grands pieds dans de petites ballerines ridicules, une partie de mon univers en reste dehors, le nez écrasé sur les vitres des synonymes. Une partie de ma vie et de mon explication y demande son chemin à des personnages en cire qui ne lui répondent jamais. Comment pourrais-je alors t’écrire une vraie lettre sans la réécrire éternellement ? Sans la froisser pour désosser les vocables ? Sans hésiter au seuil d’une porte qui ne donne sur rien, depuis longtemps ?… »
Kamel Daoud
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