Poésies non hallucinées, Alain Marc
Poésies non hallucinées, Editions du Petit Véhicule, Coll. La Galerie de l’or du temps, mars 2017, 130 pages, 25 €
Ecrivain(s): Alain Marc
Le titre complet de ce bel ouvrage est à lui seul tout un poème : Poésies non hallucinées, et rescapées, éveillées, zen, Poésies et notes, Anonymes calcinés de Christian Jaccard.
Le poète réalise là une étrange alliance entre les toiles de peintres anonymes du XIXe siècle partiellement détruites par Christian Jaccard dans un processus volontaire de combustion lente, et ses propres textes dont les mots souventement épars sur la page semblent être eux-mêmes des bribes d’une composition plus vaste, qui seraient restées visibles sur des feuillets jetés au feu et imparfaitement consumés.
Le titre annonce les cinq parties du recueil.
Poésies non hallucinées :
Le poète entremêle trois récurrences. L’une évoque un auteur spectateur face à une ouverture sur l’extérieur, sur le monde. Les occurrences, très nombreuses, du champ sémantique de la fenêtre, outre les apparitions de ce terme lui-même, reposent sur un lexique du réel et sur des expressions et périphrases objectives. Ainsi, par exemple : de l’autre côté du balcon, écran, devant mes yeux, ouverture, j’ouvre… Ces représentations du réel sont poétisées ponctuellement par des impressions telles que : vision, halos, au-delà, pellicule fendue qui rouvre la porte…
Le poète est voyeur, au sens strict du mot. Ce que son imagination lui donne à voir est un vaste espace, souvent marin, parfois forestier, caractérisé par l’absence. Sur la mer aperçue, erre une barque vide, une sorte de vaisseau fantôme, et la viduité est si prégnante que l’espace lui-même devient une mer abandonnée.
Le spectacle est en rapport avec l’état de désillusion, ou de désenchantement dans lequel semble se trouver le spectateur, qui ressent en lui vide, blessure, et sueur, et surtout fatigue du désir, constat de ce qui n’est pas et de ce qui n’est plus, exprimé par la répétition, reprise d’une chanson populaire : Nous n’irons plus aux bois.
Poésies rescapées :
Registre tout différent, tonalité tout autre dans cette seconde (re)composition. On retrouve ici l’Alain Marc chantre de la poésie du CRI. L’absence est ressentie comme violente. Au leitmotiv obsédant « Pourquoi aujourd’hui es-tu si loin ? », fait écho un champ lexical funeste dans un chant poétique tragique parsemé de bouquets noirs, comme, entre autres, ceux-ci : Ce feu me tue, meurtres, meurtrier, gouttes de sang, peurs, incinération, et de multiples occurrences du CRI, et du verbe CRIER sous diverses formes, exprimant la douleur.
« Cri
Cri qui crie »
« CRI rentré
au creux du ventre »
Cependant, les thèmes des Poèmes non hallucinés reparaissent au mitan de ces clameurs, en particulier celui de l’ouverture, ici plus intime, forcée, plus proche d’Eros :
Fente
Cachant Montrant
CACHANT ET MONTRANT
le Dedans
DU CRI
De temps en temps
UNE PORTE
Porte
enjeu
voile éventré
Comme un phare sur la mer noire
Le poète voyeur semble alors souffrir de ne pouvoir sortir de soi pour transgresser l’ouverture, comme en témoignent le champ de l’enfermement forcé (clef, barreaux, carcan…) et l’adresse à Abdellatif Laâbi, poète de l’internement, de l’isolement, de l’incarcération.
Poésies éveillées :
Le poète se recentre-concentre sur soi, sur sa naissance, son enfance, sa mère. Les textes sont plus écartelés, plus déchiquetés que les précédents. Les mots sont coupés, saucissonnés, les syllabes tronçonnées. La lecture-diction en devient forcément hachée. C’est voulu. Les images coupées aux ciseaux portent sur la chair, le corps physique, l’intimité crûment mise à nu. Cela se lit-dit vite et percute.
Les Jambes
sont un peu Ecar
tées
Un Bruit de Gifle
Touffe de mousse
sur un Triangle
de Lumière
Une Mouette grise
Passe
LE VOYEUR
VOIT Tout
Poésies zen :
L’auteur est là au centre du cercle, au milieu de son lieu d’écriture. Tout est prétexte à poésie : les chats, le fil électrique, la plinthe, l’interrupteur, le papier peint, la toile de jute. Evidemment, entre ces descriptions poétiques d’éléments prosaïques, viennent au poète souvenirs et images vues, et par la fenêtre, toujours s’ouvrant soudain, s’oppose l’infinitude du dehors à la circularité « confortable » de la chambre.
Par la fenêtre
vagabonde l’infini
Et l’objet trivial, par la magie de l’imaginaire poétique, évoque, connote, mue.
Rencontre
d’un couvercle
et d’une tache
de peinture
Avec soudain
naissance de poils
formant toison
Le recueil se termine par une dizaine de pages de « notes », de réflexions (au sens premier du terme) du poète sur sa pratique et sur sa vision de la poésie.
Qui a lu les Chroniques pour une poésie publique et/ou Il n’y a pas d’écriture heureuse reconnaîtra le talent-style très particulier d’Alain Marc dans les poésies du présent recueil et, dans les notes qui y figurent, sa théorie (ou son théorème) poétique qui constitue un quasi manifeste.
Lecture conseillée à tous ceux pour qui la poésie a un sens, une existence, une fonction nécessaire, un avenir…
Patryck Froissart
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