Pardon pour l’Amérique, Philippe Rahmy (par Philippe Leuckx)
Pardon pour l’Amérique, août 2018, 320 pages, 22 €
Ecrivain(s): Philippe Rahmy Edition: La Table Ronde
Philippe Rahmy nous a quittés il y a un an. Il rentrait de son voyage en Floride profonde. Vient juste de paraître Pardon pour l’Amérique, un récit terrifiant. Nous avions, pour La Cause Littéraire, évoqué les vertus de Allegra et Monarques. L’acuité du regard de ce grand voyageur (à l’affût sensible des gens et de leur milieu) plonge à vif dans une Amérique meurtrie, et ses déglingues à quelques encablures de la jet-set. L’expérience à vif nous offre des tableaux inouïs de réalisme et d’horreur économique et sociale. Ainsi des ouvrières mexicaines, rabattues à grand renfort d’arguments spécieux, ramassent des tomates engluées de pesticides frais (une heure à peine après l’arrosage massif, alors que vingt-quatre heures au moins sont requises) : la Floride profonde, profonde de notre époque, se dévoile. Depuis 2004, les pesticides ont généré nombre de naissances à malformations dans les populations latinos. Ailleurs, des coups de fouet pour les ouvriers-enfants malhabiles ! Ailleurs, des prisons à perte de vue : 97% de détenus noirs y sont pour des délits mineurs (trafic de drogue…) ! Ah non, ce n’est pas l’Amérique selon Kerouac ou London. C’est retour à toutes blindes à celle de Steinbeck de 1939 (Les Raisins de la colère) !
Avec Pardon pour l’Amérique, Philippe Rahmy dépiaute l’Amérique de Trump, voulue par Trump, imposée, ressentie. La Floride, au revers de son succès, révèle les affres et blessures d’un sous-continent marqué par la déglingue, les nombreuses prisons, les erreurs judiciaires, la pauvreté, la pollution, l’esclavage des migrants dans les champs agricoles, les ravages de l’opinion formatée par la crise. Le regard documentaire, à l’arrière-cour d’une Floride de surface, fait vraiment peur tant le poète-romancier découvre les réalités cachées d’un état surfait. Philippe Rahmy, au fond assez proche du regard documentariste de Roberto Saviano, décrit, décode, décrypte les soubassements, les parties cachées, les strates de notre société néocapitaliste.
Rahmy s’entretient longuement avec des détenu(e)s pour essayer de comprendre ce système pénitentiaire, pour mieux saisir cet univers glacial où un innocent peut, dans l’attente d’une disculpation par ADN, croupir parfois quarante ans dans onze mètres carrés ! Passent les portraits de Lana Rodes, de Henri, de Theodor Baumé… Parfois, l’univers carcéral a ôté toute voix audible à ces détenus au long cours. Parfois, Rahmy rameute les miasmes de ces couloirs, de ces parloirs, de ce « mouroir » où se grignotent peu à peu toutes les consciences.
Un autre univers est particulièrement saisissant, celui des rescapés des guerres infernales. Eden Roc rassemble quelques-uns de ces mutilés de guerre, ces Engeli et autres « revenants » d’Irak, gazés au phosphore, déglingués comme des marionnettes.
L’Amérique militaire en prend pour son grade et l’auteur rejoint là les témoignages édifiants des films qui ont montré sous toutes les coutures ces vétérans amoindris, déshumanisés, retour au pays, dans des chaises roulantes ou le cerveau lessivé de toutes parts.
Les contacts avec des syndicalistes (le mot là fait peur tant la fonction semble impossible sous ces climats « trumpiens », et l’on pense au film de Loach sur la lutte syndicale en Californie), la dénonciation des conditions d’enfer imposées aux sans papier, aux sans condition, à ces saisonniers mal traités, à ces jeunes filles violées sans assurance de jugement, prennent place aussi dans le journal serré que Philippe a tenu durant ces mois de voyage au cœur d’une Floride qui, par certains côtés, nous replonge dans les plus vils poisons de l’Amérique des riches et parvenus, des exploitations éhontées des Noirs et des Latinos, du racisme galopant, de la déshumanisation de terres dites « riches et fécondes », mythe d’une Floride de surface, bien loin des réalités.
Le travail anthropologique et ethnologique de Rahmy concède à l’ouvrage sa force première : une description acide, juste, millimétrée de ce que ses yeux ont vu, de ce que ses entretiens ont retenu, ce que son sens de l’humanité a pu recueillir comme parcelles de tendresse dans un univers qui en manque immodérément. Son expérience à Genève, à Lausanne, d’enfant reclus à cause de sa maladie (des os de verre) le place à point insigne d’observation et de réflexion du monde malade (qu’il s’agisse d’exploitation de la misère, qu’il s’agisse de violence imposée, etc.). Son regard tranche parce qu’il perçoit chaque fois la blessure infligée à l’être humain là où il se pose.
Quelques souvenirs donc expliquent cette volonté de l’enfant devenu adulte d’explorer au plus juste le monde, de l’Asie à l’Afrique, de la Chine à l’Amérique sous Trump.
L’auteur a voulu vivre l’expérience floridienne de l’intérieur, en travaillant sur place, soulignant qu’on ne peut connaître les gens qu’à l’ouvrage. En fauteuil, il témoigne. Et la force de ses témoignages de première main assure à son livre d’être inoubliable.
Philippe Leuckx
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