Monarques, Philippe Rahmy
Monarques, août 2017, 208 pages, 17 €
Ecrivain(s): Philippe Rahmy Edition: La Table Ronde
Tissant plusieurs histoires réelles, celle de l’assassin d’un diplomate allemand en 1938, la sienne, celle de ses parents, Philippe Rahmy propose, après les excellents Mouvement par la fin (Cheyne, 2005) et Allegra (La Table Ronde, 2016), un livre inclassable, qui joue autant de la force de la réalité que de celle de l’écriture rassembleuse qui permet de confronter diverses époques (les années 10, les années 30, les années 80 et les années 2014-2016) pour en tirer une sorte de généalogie multiple des siens et des autres, et une lecture neuve des relations entre Juifs, Arabes, Allemands, Français. De qui procède-t-on ? Quel est l’impact du passé de nos proches et d’étrangers, parfois bien similaire ? Et pourquoi, surtout, l’écrire ?
Monarques, titre étrange, qui s’éclairera au chapitre 3, semble, au-delà de l’anecdote animale, plaider pour le thème du voyage qui innerve tout l’ouvrage. De fait, Monarques nous fait beaucoup voyager : de Berlin à l’Egypte, en passant par Paris, l’Amérique, Tel-Aviv, sans oublier la région natale de notre auteur, en Suisse.
Le narrateur, son père Adly, sa mère Roswitha, résident à La Moraine, dans une ferme, que le fils va quitter pour poursuivre des études d’égyptologie à Paris. Il a dix-huit ans. La mort du père l’enjoint d’une certaine façon à entreprendre des recherches sur son passé. Adly, le fils d’Yvonne Plumard et d’Ali Rahmy (Egyptien – le patronyme signifie : miséricordieux). Ce père musulman, la mère d’origine allemande, les grands-parents au parcours agité dans l’Egypte de 1913 (sous protectorat britannique), l’enfant « aux os de verre », dessinent l’histoire intime.
Des voyages, des recherches vont permettre au narrateur de relater cette histoire extraordinaire d’un Juif, venu en France dans les années trente, pour fuir le nazisme, rejoindre son oncle Abraham : Herschel Grynszpan, né en 1921, dix-sept ans au moment où il tire sur le secrétaire d’ambassade Ernst. vom Rath en plein Paris, début novembre 1938. Cet adolescent travaille au Bœuf sur le toit, célèbre enseigne de ces années-là, le soir, dans une ambiance artistique de cabaret où il se déguise en page. C’est là que l’assassin a connu sa victime.
Les événements en Allemagne nazie se précipitent : c’est la Nuit de Cristal et les départs de la grand-mère berlinoise du narrateur, Gertrud, et de nombreuses familles juives…
Rahmy rameute, en une passionnante odyssée, née d’une recherche méticuleuse dans les archives privées et publiques, le destin de trois générations marquées au sceau des périls politiques.
Le livre, par sa structure, sautant d’une époque l’autre, épousant les points de vue de Herschel, Ali, Adly, Yvonne, Roswitha, Philippe, confère à l’ensemble un authentique blason d’histoire commune, partageable, celle que nos grands-parents et parents ont eux-mêmes traversée.
L’écriture, celle d’un poète soucieux du détail, du terme juste, jamais précieuse, décrit, relate, avec la voix documentaire, étayée par celle des archives qui l’ont nourrie, et le narrateur n’a crainte de s’impliquer plus d’une fois, par le récit de ses voyages dans un Israël perturbé, aux relents de guerre larvée et de haine patriarcale, par sa propre vision de ces années. Peut-être y verrons-nous la belle influence d’une Ernaux (Les Années, justement), mais plus profondément la vision « unanimiste » d’un être sensible, ballotté par les remous et les vilaines clameurs d’une Histoire qui a brisé, éloigné, attisé longtemps après les vindictes nées des conflits.
Ce livre, au-delà du témoignage (parfois osé en ce qu’il relate de soi – l’événement de 1984) offre au lecteur une plongée dans plusieurs époques d’où nous descendons, entre gravité et splendeur des échanges, puisque Philippe et Herschel finalement ont tout pour se ressembler : l’un est Musulman, l’autre Juif, condamnés sans doute à s’entendre dans un monde de fous.
Philippe Leuckx
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