Le wagon plombé, suivi de « Voyage en Russie » et de « Sur Maxime Gorki », Stefan Zweig
Le wagon plombé, suivi de « Voyage en Russie » et de « Sur Maxime Gorki », mars 2017, trad. allemand Olivier Mannoni, Préface Sabine Dullin, 167 pages, 6,80 €
Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Petite bibliothèque Payot
La publication, à intervalles réguliers, en format poche, d’une réédition de tranches choisies de l’œuvre de Stefan Zweig dans les collections de grandes maisons, ne peut manquer d’intéresser les lecteurs amateurs d’un auteur dont tout texte est à lire. Après Amok, Etait-ce lui ?, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, et Découverte inopinée d’un vrai métier, chez Gallimard, c’est au tour de Payot, avec Le wagon plombé qui vient de sortir dans sa Petite Bibliothèque, de nous offrir la belle opportunité de lire pour La Cause Littéraire d’autres pièces de Zweig.
Les trois textes recueillis dans cet ouvrage reflètent l’attraction voire la fascination exercée sur l’auteur, comme sur nombre d’écrivains, artistes et intellectuels, par la Révolution d’Octobre 1917 et les premières décennies du régime soviétique.
Le premier, qui donne son titre au recueil, est la relation du voyage, d’une importance capitale pour l’Histoire du vingtième siècle, qu’effectua Lénine, alors en exil politique en Suisse, le 9 avril 1917, de la gare de Zurich jusqu’en Finlande avant de rejoindre la Russie où, quelques semaines auparavant, avait débuté la Révolution de Février ayant provoqué la chute du régime tsariste. L’auteur commence, trait récurrent de son écriture, par créer une atmosphère, propre au contexte géographique et historique de la situation initiale.
En l’occurrence, nous sommes dans « cette petite île de paix qu’est la Suisse, cernée par le ressac des flots tempétueux de la guerre mondiale ». Le personnage que l’auteur fait entrer discrètement en scène est présenté comme le serait un anonyme, par cette périphrase : « l’homme qui habite chez le cordonnier »…
« Personne ne considère que ce petit homme au front sévère ait la moindre importance. A Zurich on ne trouve pas trente personnes pour juger nécessaire de se rappeler le nom de ce Vladimir Ilitch Oulianov… ».
Brusquement le récit, jusque-là statique, s’accélère, lorsque, le 15 mars 1917, ce petit homme insignifiant apprend les événements de la première révolution russe qui ne correspond aucunement à sa propre vision de l’Histoire. Et commence l’incroyable odyssée qui conduira Vladimir Ilitch Oulianov vers son destin individuel et vers celui, collectif, du peuple russe avec la révolution bolchevique.
Même si le lecteur sait que le voyage aura lieu, que l’Histoire est, irréversiblement, en marche, l’auteur, avec la précision et le souci du détail qui le caractérisent, rapporte les démarches, les obstacles qui auraient dû rendre impossible la traversée, par un ennemi et révolutionnaire, d’une Allemagne en guerre avec la Russie : d’où le wagon plombé… ce projectile qui quitte la frontière suisse et fonce au-dessus de toute l’Allemagne pour atterrir à Saint-Pétersbourg et y faire éclater l’ordre du temps.
On sent, on sait, par l’emphase narrative que prend le récit, un Zweig passionné, fasciné par le contraste entre cette petite histoire d’un petit homme et l’ampleur de la Grande Histoire qui débute dès le départ du train.
« Bientôt commenceront les dix jours qui ébranleront le monde ».
Le deuxième texte, le plus important par sa longueur et par ce qu’il révèle de la position idéologique de Zweig, est la relation d’un Voyage en Russie qu’a effectué l’auteur en 1928. La Russie est désormais soviétique, et Lénine, dans son tombeau de la Place Rouge, est vénéré dans toute l’URSS et bien au-delà. Zweig y exprime les impressions du voyageur qui pénètre dans un monde nouveau. Procédant par comparaisons avec le monde occidental, l’auteur s’étonne, admire, juge, jauge. Faisant ressortir, évidemment, les différences, sa relation n’est jamais négative (ce qui n’exclut pas, ici et là, dans l’enthousiasme, un soupçon de doute, ni quelques réserves) et correspond avec la position qui est encore généralement celle de l’intelligentsia occidentale en 1928.
« La Russie demeure totalement incomparable ».
« Les principales questions liées à la structure sociale et intellectuelle s’imposent, imparables, à chaque coin de rue, à chaque conversation, à chaque rencontre, on se sent en permanence occupé, intéressé, excité, passionnément ballotté entre l’enthousiasme et le doute, l’étonnement et les réserves ».
Même la pauvreté des étals des boutiques, et la sobriété soviétique des façades sur grandes rues trouvent justification. Si de nombreuses façades sont décrépites, c’est parce qu’on « n’a pas encore eu le temps de toutes les rafraîchir ». Si les vitrines des magasins semblent austères, c’est que, contrairement à celles de l’occident qui « gesticulent » pour jeter vers les passants « les tentacules de la réclame », ici elles exposent très sobrement « leurs objets modestes, car aucune marchandise de luxe n’est autorisée ». Elles « n’ont aucun besoin de se quereller, car les unes comme les autres appartiennent au même propriétaire, l’Etat ».
Moscou, le Kremlin, la Place Rouge, le mausolée de Lénine, les musées, le nouveau théâtre populaire, la simplicité et l’idéalisme des jeunes poètes… Zweig s’extasie de presque tout, avant d’écrire son admiration devant le stoïcisme des intellectuels qui s’accommodent de l’exiguïté, de l’équipement spartiate et de la promiscuité des logements soviétiques surpeuplés et déclarent avec fierté qu’ils sacrifient volontiers leur confort personnel au bénéfice du progrès collectif et de la grande marche du peuple.
Les récits que fait Zweig de la visite qu’il rend à Gorki, « la meilleure incarnation de cette Russie sortie des profondeurs de son propre peuple », puis de son séjour au château de Tolstoï, où il est reçu par Iasnaïa Poliana, la fille de Tolstoï, et, plus tard, de son recueillement devant la tombe du grand romancier, humble et isolée au milieu d’un bois, que l’auteur qualifie de « plus belle tombe du monde», sont particulièrement émouvants.
La conclusion de ses réflexions sur ce qu’il a pu constater au cours de ce voyage montre un engouement intact pour l’idéal communiste, en dépit des crises et difficultés que connaît alors le régime soviétique.
« Lorsque tout un peuple fait preuve d’une endurance aussi grandiose depuis une décennie et demie et, au nom d’une idée, accepte par passion héroïque d’innombrables victimes, il me semble plus important d’appeler à l’admiration de l’humain qu’à la prise de position politique et, face à un processus intellectuel et vital aussi immense, la modeste place du témoin me semble plus honnête que celle, téméraire, du juge ».
Le troisième texte, en étroite relation idéologique avec les précédents, est une réflexion Sur Maxime Gorki, que Zweig considère comme le porte-voix, le messager, le poète épique, quasiment comme la personnification du peuple russe dans sa marche bolchevique triomphale. Ecrit en 1931, ce dithyrambe est l’expression de la ferveur, toujours entière, de Zweig à l’endroit du soviétisme et de ce peuple, « cette créature muette depuis mille ans [qui] se met à parler elle-même ».
« Elle s’est donné un porte-parole disposant de sa propre langue, un homme issu d’elle-même, et cet homme-là, le poète, son poète et son témoin, a d’un seul coup laissé le message s’échapper de son corps gigantesque… ».
Tout en affirmant la fonction du poète (au sens noble, au sens grec) dans l’Histoire et face à l’Histoire (comment ne pas penser à Sartre et à son manifeste Qu’est-ce que la littérature ?), le recueil, dans sa globalité, met en évidence et en cohérence l’étonnement, la curiosité passionnée, la volonté de comprendre, la réflexion d’un immense écrivain face à un immense bouleversement.
A noter, outre la qualité de la traduction d’Olivier Mannoni, la quarantaine de pages de la remarquable et exigeante préface de Sabine Dullin, qui apporte un éclairage précieux sur l’auteur, les textes et leurs contextes.
Patryck Froissart
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