Découverte inopinée d’un vrai métier, suivi de La vieille dette (nouvelles), Stefan Zweig
Découverte inopinée d’un vrai métier, suivi de La vieille dette, décembre 2014, trad. allemand (Autriche) Isabelle Kalinowski et Nicole Taubes, 115 pages, 2 €
Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Folio (Gallimard)
Les deux nouvelles de Stefan Zweig qui constituent cette édition de poche établie sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre ont été extraites de Romans, nouvelles et récits, tome II de la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard).
Découverte inopinée d’un vrai métier
Le narrateur, de la terrasse d’un grand café de Paris, en avril 1931, observe les mouvements de foule des badauds quand son attention est attirée par le manège d’un homme évoluant furtivement ici et là parmi la masse. Il formule une première hypothèse sur le métier de l’individu jusqu’au moment où son observation attentive l’amène, par analyses, déductions, accumulations et confrontations d’indices, à la conviction que l’homme exerce une profession qui se situe à l’opposé du postulat initial. Lorsque le personnage quitte la place, le narrateur, saisi d’une irrésistible envie de le surprendre en pleine occupation, le suit jusqu’au célèbre Hôtel Drouot où se déroule une vente aux enchères. Leurs destins vont ici se croiser concrètement, physiquement, d’une manière singulière…
Une vieille dette
Margaret, la narratrice, écrit une lettre à son amie d’enfance Ellen pour lui faire part de sa rencontre, inattendue, dans une auberge rustique, isolée dans les montagnes du Tyrol où elle a décidé de passer quinze jours à se reposer d’une longue période de surmenage, avec un personnage, Sturzentaler, qui a fortement compté pour elles deux à l’époque de leur adolescence, un chanteur d’opéra qui a eu son heure de gloire, et qui en est réduit dorénavant à quémander une bière chaque soir sous les quolibets et les vexations des paysans du coin. Margaret raconte à Ellen ce qu’elle a entrepris de faire pour rendre à l’idole déchue une part de la dignité et du respect à quoi elle a décidé qu’il a droit.
L’art de Zweig
Ces deux nouvelles, du genre réaliste, ont, par définition, pour élément fondateur une rencontre, pour cadre un lieu défini, réel, parfaitement identifié, pour temps narratif une période courte datée, pour intrigue une action suffisamment remarquable pour en faire toute une histoire, bien qu’elle se résume à un fait presque divers, à une de ces histoires qu’on se raconte dans un salon.
Le titre de la première nouvelle constitue d’ailleurs en soi quasiment la définition de la nouvelle réaliste : découverte inopinée réfère au hasard, à cette rupture du banal qui est le trait essentiel de la nouvelle, vrai renvoie explicitement à la réalité, et métier à la thématique sociale.
L’art de Zweig consiste à insérer l’intrigue dans une peinture pointilliste du contexte social, ordinaire, spatio-temporel, avec un sens du détail juste, de l’observation précise, de la description minutieuse grâce à quoi il réussit à faire d’une scène de la vie quotidienne un tableau mouvant, vivant, parlant, et à rendre extraordinaire (au sens premier du terme) un spectacle à première vue banal.
Ainsi, dans la première nouvelle, l’auteur procède comme un cinéaste, choisissant ses points de vue, ses focalisations, passant du plan de foule au zoom isolant un personnage, en une succession de prises de vue constituant un diaporama d’un quartier célèbre du Paris des années trente qui plonge le lecteur dans une saisissante apparence de réalité, avec l’impression de visionner un court métrage en noir et blanc. Cependant, ce qui pourrait s’apparenter à un documentaire en est l’antithèse : le mouvement physique de l’objectif est soumis au mouvement subjectif intérieur de la pensée et des sentiments de l’observateur. Le narrateur voyeur refuse que le spectacle vienne et s’impose à lui. Le narrateur acteur provoque le spectacle. Le narrateur spectateur, qui a pris place à la terrasse de ce café comme au premier rang d’une salle de théâtre, sait que quelque chose se passera, il attend, espère l’action. Le narrateur écrivain sait que, si rien ne se passe, l’imagination prendra le relais. Le narrateur personnage entretient avec le personnage de premier plan une relation affective qui, bien que limitée dans le temps court de la rencontre, connaît une succession de phases allant de la simple curiosité à la sympathie, en passant par l’indignation, la colère, la jalousie, la pitié, la compassion, le pardon…
Zweig fournit allusivement lui-même a priori, au début de cette nouvelle, une hypothèse sur la possible genèse de son écriture.
« Je peux rester indéfiniment en arrêt devant une fenêtre et fantasmer le destin de l’inconnu qui habite peut-être là ou pourrait y habiter, observer et suivre n’importe quel passant pendant des heures, happé par une curiosité magnétique et absurde… »
Si ce premier récit se situe dans l’agora, le deuxième se déroule en milieu fermé, dans une salle d’auberge de montagne. La narratrice, Margaret, là aussi, incite l’action, qui va modifier le comportement du personnage central et la nature de la relation sociale qui s’est installée au fil du temps entre les personnages secondaires (les paysans clients et la tenancière du café) et l’icône déchue, par transfert, en l’esprit et en le regard de ces derniers, de l’admiration que Margaret et Ellen ont conservée à l’endroit de l’ancien Grand Comédien des Théâtres Princiers.
« J’espère que ces messieurs auront l’obligeance de raccompagner jusque chez lui Monsieur le Comédien des Théâtres Princiers.
– Avec le plus grand plaisir, répondirent-ils tous en chœur.
Quelqu’un lui apporta cérémonieusement son chapeau décrépi, un autre l’aida à se lever, et dès lors je sus qu’on ne se moquerait plus de lui, qu’on ne rirait plus à ses dépens, qu’on ne lui ferait plus de chagrin… »
Etude de mœurs, peinture sociale, typologie des statuts, analyse psychologique, paradoxe de la « fiction réaliste », l’écriture de Zweig se situe dans la droite lignée du maître du genre, notre grand Maupassant.
Un pur moment de délectation.
Patryck Froissart
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