Etait-ce lui ? précédé d’Un homme qu’on n’oublie pas, Stefan Zweig
Etait-ce lui ? précédé d’Un homme qu’on n’oublie pas, juillet 2016, trad. allemand Laure Bernardi, Isabelle Kalinowski 95 pages, 2 €
Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Folio (Gallimard)Deux nouvelles extraites de Romans, nouvelles et récits, Tome II, de Stefan Zweig dans la Bibliothèque de la Pléiade (Editions Gallimard). La première, Un homme qu’on n’oublie pas, met en scène Anton, un personnage remarquable, sans domicile fixe, connu de toute une ville, une sorte de Diogène du 20ème siècle que l’accumulation de biens matériels n’intéresse pas, un homme à tout faire qui vit au jour le jour, auquel tout un chacun peut faire appel à tout moment pour solliciter de lui des petits travaux les plus divers, pour lesquels il refuse d’être rétribué au-delà du « tarif » invariable qu’il a fixé : de quoi pourvoir à ses sobres besoins jusqu’au lendemain.
La nouvelle est, comme c’est souvent le cas chez Zweig, le récit de la rencontre entre le narrateur et ce personnage singulier. L’emploi du JE personnalise la relation et lui donne un caractère authentique, d’autant plus fortement ressenti par le lecteur que le contexte spatio-temporel est toujours campé de façon réaliste. L’auteur met l’accent sur l’impact que peuvent avoir dans la vie de telles rencontres : le narrateur, qui, après avoir fait fortuitement la connaissance du clochard, enquête discrètement, intrigué par le bonhomme, pour cerner sa personnalité, en sort quelque peu transformé. Il tire leçon de la sagesse acquise, de la totale indépendance, de la générosité spontanée, de l’humanisme vrai qu’il découvre chez le vagabond.
« Je serais un ingrat si j’oubliais l’homme qui m’a enseigné deux des choses les plus difficiles de la vie : premièrement ne pas me soumettre au plus grand des pouvoirs de ce monde, le pouvoir de l’argent, et lui opposer ma pleine liberté intérieure ; deuxièmement, vivre parmi mes semblables sans me faire ne serait-ce qu’un seul ennemi ».
La leçon est d’autant plus percutante qu’elle repose sur un double paradoxe : d’une part elle émane d’un être qui, bien que vivant en marge, est l’homme le plus connu et le plus « socialement estimé » de la ville ; d’autre part elle est donnée au narrateur, personne lettrée ayant un haut statut socio-économique, par un individu « insignifiant, avec un costume élimé », qui possède un savoir pratique paraissant illimité.
Une belle construction chiasmique…
Le deuxième récit, qui donne son titre au recueil, Etait-ce lui ?, tient à la fois du polar et du conte noir à la façon de Maupassant. De la même façon que dans ses autres nouvelles, qui ont pour caractéristique essentielle la mise en scène d’un narrateur qui, rencontrant un être dont la personnalité le trouble, se met en situation d’analyser son comportement, d’étudier ses faits et gestes, de cerner son profil psychologique, Zweig donne ici la parole à Betsy, qui observe l’installation de ses nouveaux voisins, puis fait leur connaissance et celle de leur chien jusqu’à bientôt partager leur vie et assister à la tragédie qui les atteint lorsque leur jeune enfant est assassiné.
L’étude des caractères à laquelle se livre Betsy porte d’abord sur le père, John Charleston Limpley, un être exubérant, un tempérament phénoménal, puis… sur le chien Ponto, qui devient dans son angle de vision, et jusqu’à la fin du récit, le personnage principal.
Effectuer la psychanalyse d’un épagneul, voilà un sujet original, même de la part d’un auteur dont on connaît la relation amicale qu’il a entretenue avec Freud.
« Il n’avait pas fallu longtemps à l’animal, intelligent et observateur, pour constater que son maître, ou plutôt son esclave, lui passait toutes ses insolences ; d’abord simplement désobéissant, il prit rapidement des manières tyranniques et refusa par principe tout ce qui pouvait être interprété comme de la soumission… »
Longtemps après le drame, le fait que le meurtrier de l’enfant n’ait jamais été identifié continue d’obséder Betsy, qui se pose sans répit la question qui fait le titre du texte : « Etait-ce lui ? »
L’atmosphère est lourde, l’angoisse est la tonalité dominante. Le lecteur est induit à partager la focalisation de la narratrice, à éprouver ses affres, à désirer la révélation de la vérité, à vivre la fin du suspens.
Etait-ce lui ?
Pour le savoir, il n’est qu’un moyen : lire, de bout en bout, sachant que l’écriture seule de Zweig est déjà en soi source incomparable de plaisir.
Patryck Froissart
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