Abattage, Lisa Harding (par Patryck Froissart)
Abattage, mars 2019, trad. anglais (Irlande) Christel Gaillard-Paris, 368 pages, 22,50 €
Ecrivain(s): Lisa Harding Edition: Joelle LosfeldC’est l’histoire de Nicoletta et de Samantha.
Ce n’est pas un roman à l’eau de rose.
Ce n’est pas un roman d’amour.
Ce n’est pas un roman d’aventures.
Ce n’est pas un roman historique.
C’est un roman mais ce n’est pas seulement un roman.
C’est l’histoire tragique de Nicoletta et de Sammy.
Samantha, dite Sammy, vit une histoire tourmentée à Dublin. A quinze ans, elle ne cesse d’avoir d’âpres histoires traumatisantes avec sa mère, alcoolique, mauvaise, sadique, jalouse de la beauté croissante de sa fille qu’elle violente et veut enlaidir, et avec son père passif et dominé qui ne veut surtout pas chercher des histoires à sa femme. Pour compenser les sévices qui lui sont infligés à la maison, Sammy, partout suivie par sa meilleure amie Lucy, s’adonne à l’alcool et au sexe débridé.
Nicoletta, dite Nico, aime courir dans les prés, grimper aux arbres et se baigner dans la rivière avec l’un de ses frères, Luca, et sa meilleure amie, Maria. Nico n’a pas d’histoire mais rêve de publier un jour des histoires qu’elle invente. Excellente élève, la meilleure de sa classe, elle a toujours la plus forte note en rédaction. Son histoire commence après ses premières menstruations, alors qu’elle n’a pas encore treize ans, lorsque son père, tyran domestique vénal, prend une ignoble et fatale décision.
Sammy fugue, est monnayée à des proxénètes irlandais par son petit ami. Nico est vendue par son père, agissant en pleine connaissance de cause, au membre local d’un réseau de prostitution.
L’une à Dublin, l’autre en Moldavie sont « prises en charge », examinées et jaugées comme du bétail avant d’être revendues, puis « dressées » par les membres abjects d’une même et vaste organisation européenne de traite d’esclaves sexuelles.
Quand nous avons fini de manger, ils nous demandent de nous déshabiller. Et c’est le moment où l’une des filles commet l’erreur de crier. Je me garde bien de faire la même chose. J’enlève mes vêtements, en regardant droit devant moi, imaginant que je m’apprête à monter dans une baignoire pleine d’eau chaude et de mousse que Maman m’aurait préparée. Nous sommes là debout, toutes nues, certaines des filles tremblent, et celle qui hurle se fait violemment gifler…
A l’issue d’un double itinéraire chaotique, jalonné de violences accompagnées d’un conditionnement continu par la menace constante et les prises forcées de psychotiques, les deux filles sont affectées dans une même maison de la banlieue de Dublin où, avec d’autres filles tout aussi jeunes capturées ou achetées dans toute l’Europe, elles sont « louées » soir après soir à des notables locaux amateurs de déflorations et de vices et sévices en tous genres à perpétrer de préférence sur de très jeunes adolescentes.
Oui, c’est l’histoire tragique, douloureuse, sordide, révoltante de Nicoletta et de Sammy.
C’est l’histoire effroyable, inhumaine, ignominieuse de dizaines de fillettes et de jeunes pubères qui atterrissent et passent dans cette maison infernale, et qui après avoir « servi » jusqu’à l’usure à assouvir les pulsions perverses de personnalités respectables et respectées dans leur vie publique et monstrueusement hideuses dans leur vie occulte, disparaissent sans laisser de traces…
C’est, hélas, la mise en narration d’abominables histoires réelles.
Car Lisa Harding est une militante contre les violences faites aux femmes et aux enfants. Et son livre est un témoignage, est une dénonciation, et, subliminalement, est un long hurlement de révolte.
Si l’intrigue et les personnages sont ici fictifs, ils sont fondés sur l’existence effective, l’auteure s’étant abondamment, précisément et consciencieusement documentée sur ce scandale, de réseaux d’acheteurs, de vendeurs, de passeurs de filles et de femmes à destination de clients turpides, payeurs infâmes, abuseurs forcenés de ces victimes déshumanisées, réduites à un état de servilité des plus immondes.
Le lecteur, immédiatement conscient du dramatique parcours des deux jeunes héroïnes forcées, fait d’elles par empathie ses filles, sœurs, voisines et autres proches, et s’oblige à avaler jusqu’à la lie le breuvage amer, caustique de sa lecture. Car il est exigé de lui, de façon cruciale, qu’il réponde au dessein de Lisa Harding : « Sachez, prenez conscience, faites savoir, et agissez, et militez ! ».
Il y est contraint, littérairement, par le procédé narratif employé par l’auteure, qui alterne systématiquement tout au long du récit :
– d’abord, en focalisation interne, par le truchement du JE, le cheminement individuel respectif des deux filles, leurs émotions, leurs dégoûts, leurs souffrances, leurs désirs, leurs réactions ;
– puis, toujours à la première personne, les voix et la vision de Sammy et de Nico, en de courts chapitres mettant chacun en scène de manière linéaire les épisodes scabreux du parcours conjoint des deux adolescentes à partir de leur jonction et de l’amitié sororale qui les lie très vite dans la maison prison irlandaise. Ainsi, dans cette seconde partie du livre, la romancière fait voir, par les yeux de Nico, ce qui arrive à Sammy, et fait savoir ce qu’elle en ressent, et réciproquement. Double JE où chacun observe et plaint l’autre, son double, et souffre de ce qui lui arrive, dans une sorte de mise en parallèle, puis de gémellisation, de superposition, voire de fusion.
Attention ! Bien que le sujet du livre soit l’exploitation sexuelle, le lecteur ne trouvera pas ici de description complaisante de scènes de sexe. Seuls sont dits, de façon documentaire, presque clinique, la vérité objective des actes perpétrés et les ravages physiques, psychiques, émotionnels qu’ils provoquent chez les victimes. Réalisme cru, qui atteint douloureusement le lecteur, jusqu’à la nausée parfois, mais réalisme nécessaire, qui donne à savoir, à s’émouvoir, à se mouvoir dans l’action militante.
Très belle traduction de Christel Gaillard-Paris.
A noter : cette chronique met en scène, tout comme mes deux précédentes lectures (L’île aux enfants d’Ariane Bois et Sabena d’Emmanuel Genvrin), de jeunes filles ballottées, brisées, exploitées par des personnes sans scrupules dans une société faisant fi des valeurs universelles de liberté, d’égalité, de fraternité. Est-ce un simple hasard des calendriers éditoriaux, ou la mise en évidence d’une dégradation morale et sociale en cours, et/ou, vision plus optimiste, une recrudescence de la prise de conscience, chez les romanciers, des combats à mener pour le mieux-être de tous et de toutes ?
Patryck Froissart
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