L’île aux enfants, Ariane Bois (par Patryck Froissart)
L’île aux enfants, mars 2019, 228 pages, 19 €
Edition: Belfond
A l’origine de ce roman, dont le titre fait référence, de manière antinomique, à l’île heureuse de Casimir, cette terrible réalité :
Entre 1962 et 1984, plus de deux mille enfants réunionnais ont été arrachés à leur île natale et envoyés de force dans la Creuse. Cette pratique a continué jusque tard dans le XXe siècle puisque c’est seulement sous François Mitterrand qu’on suspendra enfin ce transfert. Entre temps, 2150 mineurs réunionnais ont été répartis dans quatre-vingt trois départements français. Ce sont les chiffres irréfutables minimaux sur lesquels sont tombés d’accord les experts qui ont planché deux années durant au sein de la commission nationale d’information et de recherche historique, lancée en 2016 par George Pau-Langevin sous le quinquennat Hollande. L’Assemblée nationale venait de reconnaître solennellement la responsabilité morale de l’Etat.
Le travail de cette commission a permis d’établir également que la pratique avait duré 22 ans au total, c’est-à-dire plus longtemps que ce qu’avaient longtemps cru les rares à s’intéresser à ce sujet resté tabou. Et aussi, qu’elle avait eu une ampleur plus large qu’on ne l’imaginait, finissant par concerner presque la totalité du territoire français.
Si cet épisode méconnu s’appelle aujourd’hui communément « Les enfants de la Creuse », c’est parce qu’à lui seul, le département creusois a accueilli au moins 215 enfants. Parce qu’il était très peu peuplé et parce que les autorités locales regardaient l’accueil d’enfants en difficulté d’un bon œil. Une aubaine qui allait leur permettre de créer un centre d’accueil, et un nouveau souffle. Le partenariat fonctionne si bien entre La Réunion et la Creuse qu’un « directeur de la population » réunionnais est carrément muté en 1966 dans la Creuse. Lorsqu’il arrive, plusieurs contingents d’enfants ont déjà transité par le foyer de Guéret. De nombreuses autres vagues suivront. Trente pour cent d’entre eux avaient moins de cinq ans…
Ariane Bois, après s’être manifestement abondamment, consciencieusement documentée sur les tenants et aboutissants de ce scandale d’état, met en scène l’enlèvement brutal au bord d’un chemin et la déportation arbitraire de deux fillettes des hauts de La Réunion, deux petites cafrines, Pauline, six ans, et sa petite sœur Clémence, quatre ans
Peu de temps après leur transfert en France s’effectue le « triage ». Les deux sœurs, sans qu’il soit tenu compte de l’impact de ce traumatisme supplémentaire, sont cruellement séparées, lors d’une scène de grande violence.
Pauline sent qu’on la ceinture, le corps palpitant de sa sœur lâche prise, se détache d’elle, disparaît de son champ de vision, s’estompe déjà comme un fantôme entre les murs de l’établissement. Paniquée, la grande tourne sur elle-même comme une toupie en poussant un cri de bête. L’éducateur la traîne par la robe jusqu’à la douche.
– Arrête un peu ton cirque. Ça devrait te calmer…
Pauline se retrouve dans la Creuse et n’a plus aucune nouvelle de Clémence ni de ses parents, à qui il a été conté entretemps par les services sociaux réunionnais que leurs enfants leur ont été soustraites pour leur bien, que de toutes façons elles auraient été mises en foyer compte tenu de la situation matérielle précaire de la famille, qu’elles seront élevées dans des familles aisées, qu’elles y seront choyées, bien nourries, qu’elles feront de bonnes études, et cetera.
D’abord « placée » dans une ferme creusoise où elle assiste à la tentative de suicide d’un jeune garçon, placé lui aussi et réduit à l’état d’esclave agricole victime des pires sévices, Pauline est « affectée » dans une famille bourgeoise de Guéret. Une encéphalite aiguë la rend brusquement amnésique. Officiellement adoptée, devenue Isabelle Gervais, sans plus aucun souvenir de son passé d’enfant déportée, elle mène une enfance et une adolescence heureuses jusqu’au moment où le fils Gervais, Aymeric, qu’elle croit être son frère aîné, se met à la harceler sexuellement. La découverte, sur ces entrefaites, de sa véritable origine et de son nom de naissance l’amène à fuir sa famille adoptive pour une période d’errance chaotique qui connaît un dénouement heureux lorsqu’elle fait la rencontre de Marc, qu’elle épouse.
Ainsi se termine la première partie, dont l’intrigue à rebondissements est menée à la troisième personne par l’auteure-narratrice qui opère à ce point du récit une longue rupture elliptique.
Cette ellipse s’accompagne d’un changement de point de vue. L’histoire reprend une génération plus tard avec une narratrice à la première personne, Caroline, la fille de Pauline-Isabelle.
Caroline, portée par un impérieux besoin, quasiment vital, de recherche de ses origines, enquête opiniâtrement et retrace à rebours l’itinéraire de sa mère, ce qui la mène à La Réunion.
Le récit à la première personne donne une autre dimension à la narration, plus intimiste, plus vivante, qui provoque l’implication empathique du lecteur.
Cette seconde partie du livre constitue d’ailleurs à elle seule un deuxième roman tenant à nouveau le lecteur en haleine par la qualité des enchaînements narratifs et par la succession rapide des coups de théâtre.
L’auteure a su inscrire de façon réaliste, par le truchement de scènes de la vie courante « couleur locale » et par des intrusions linguistiques idiotiques, les épisodes de l’ensemble de l’ouvrage dans les contextes spatio-historiques de La Réunion et de la Creuse.
Elle réussit ainsi une double gageure littéraire, d’une part en offrant ce qu’il convient d’appeler un « bon roman », une histoire qui se tient et qui accroche, d’autre part en dénonçant un crime d’état trop longtemps volontairement occulté.
L’île aux enfants mérite en conséquence de figurer en bonne place dans la catégorie du roman social, cette démarche littéraire par laquelle l’écrivain acquiert dans la Cité le statut utile et nécessaire d’acteur critique.
A découvrir vite !
Patryck Froissart
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