Sabena, Emmanuel Genvrin (par Patryck Froissart)
Sabena, mars 2019, 215 pages, 18,50 €
Ecrivain(s): Emmanuel Genvrin Edition: Gallimard
Emmanuel Genvrin, auteur réunionnais, inscrit les péripéties de cette saga haletante dans un itinéraire historique et géographique qui entraîne le lecteur d’une île à l’autre du sud de l’océan indien, Grande Comore, Anjouan, Mohéli, Mayotte, La Réunion, Madagascar, sur une période d’une quarantaine d’années.
La saga commence avec Faïza, Malgache d’origine Comorienne, qui, enfant, est exfiltrée vers les Comores après avoir échappé de justesse aux massacres perpétrés en 1976 à Majunga par des nationalistes malgaches à l’encontre de la nombreuse population comorienne que comptait cette capitale provinciale du nord-ouest de Madagascar. Les exilés ayant été transportés par la compagnie belge Sabena, chacun d’eux a alors été affublé de l’appellation éponyme.
Aux Comores, Faïza, alias Sabena, devenue une adolescente qui affole les hommes, a une liaison avec… le mercenaire Bob Denard, alors en position de force dans le pays. De cette relation naît une fille, Bibi, qui donnera une quinzaine d’années plus tard elle-même le jour à une fille, Echati, dite Chati.
Le roman entrelace les parcours de ces trois générations de métisses dont la force centripète de la beauté et de la sensualité attire des essaims d’hommes et de femmes à qui elles peuvent faire perdre le bon sens.
Nerveux, Leonel s’éloigna pour fumer. Il faisait chaud, la nuit était magnifique. Pourquoi ne pas partir avec elle ? Le garçon était épris, la scène d’amour de la veille ne le quittait pas. Bah ! La jeune femme était dangereuse : les hommes ne restaient pas avec elle et d’aucuns avaient perdu la vie…
L’un des « trucs » narratifs d’Emmanuel Genvrin consiste à entremêler fiction et réalité, à inscrire chacune de ces trois histoires dans l’Histoire, à réunir figures historiquement connues et personnages de papier, à intriquer étroitement leurs parcours respectifs, à utiliser pour ses décors de théâtre des lieux existants, à insérer les parcours individuels dans un tissu social collectif réaliste, fort représentatif de la vie quotidienne des habitants des îles concernées à chacune des époques évoquées, tout cela de telle sorte que les lecteurs ont l’intime impression d’avoir pu, à un moment ou à un autre de leur propre vie, fréquenter l’espace où s’agitent les personnages, et, à la limite, d’avoir rencontré l’un(e) ou l’autre, voire d’avoir vécu ce que l’un(e) ou l’autre a vécu.
Une autre stratégie qui fait ici de Genvrin un excellent conteur tient au fait d’avoir su multiplier péripéties, rebondissements, coups de théâtre (l’auteur est un homme, précisément, de théâtre et cela se sent), situations tragiques alternant avec des périodes de bonheur, en un récit saisissant, trépidant, où se succèdent à un rythme effréné hauts et bas, réussites et chutes brutales sans jamais être tombé dans l’invraisemblable, en bref d’avoir monté avec une maîtrise diaboliquement efficace une intrigue de montagnes russes que le lecteur parcourt à perdre haleine.
Enfin, l’alliance paradoxale et poignante, en la nature de chacune des héroïnes, d’une part d’une propension catastrophique à céder aux tentations de toutes sortes (sexe, drogue, alcool, passions, trafics en tous genres, petites escroqueries), et d’autre part d’une force de caractère les poussant à chercher par tout moyen et par tout chemin à atteindre le but qu’elles se fixent, force l’empathie du lecteur qui se souviendra après avoir refermé le livre des belles « figures » de Faïza, de Bibi et de Chati.
Dans la série des romans qui se boivent d’une seule goulée…
Patryck Froissart
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