Une nuit, Markovitch, Ayelet Gundar-Goshen
Une nuit, Markovitch, août 2016, trad. hébreu Ziva Avran, Arlette Pierrot, Laurence Sendrowicz, 476 pages, 23 €
Ecrivain(s): Ayelet Gundar-Goshen Edition: Presses de la Cité
Yaacov Markovitch, le transparent, celui qu’on ne voit pas, qu’on ne remarque pas, sur qui les regards glissent, n’a qu’un ami, Zeev Feinberg, son opposé : Si Yaacov est mince, fluet, insipide, pâle aux yeux pâles et se fond dans le paysage, Zeev est un colosse à moustache luxuriante, grand amateur de femmes :
« Yaacov Markovitch, pour vous servir !
(…) Bref, son intervention tomba comme un cheveu sur la soupe. Le lieutenant-commandant le toisa d’un regard identique à celui du médecin de campagne qui examine un prélèvement de selles, puis reprit le fil de sa conversation » (p.36).
Le premier est prêt à tout pour son seul ami, le seul qui l’ait remarqué et pour qui il donnerait sa vie. Après avoir été surpris par le mari de Rachel, boucher grand égorgeur de moutons, Feinberg et Yaacov qui a tenté de détourner l’attention du mari sont expédiés de toute urgence en Europe par le lieutenant-commandant ami de Feinberg. Nous sommes au temps de la montée du nazisme, des Juifs célibataires sont envoyés en Europe pour y épouser – en mariage blanc – et ramener en Palestine de jeunes femmes Juives européennes.
Zeev Feinberg ne pense qu’à sa Sonia qu’il a abondamment trompée mais aime sincèrement et veut épouser, de retour dans son village. Lors de la rencontre avec leurs futures épouses, un changement radical s’opère en Yaacov Markovitch : amoureux fou de la magnifique Bella qui lui est destinée, il va lui refuser le divorce une fois de retour à Tel Aviv.
S’ensuivent des péripéties mémorables, et la traversée de leur destin par un florilège de personnages forts, laissant un sillage et un sillon. Alors qu’ils semblent suivre leur destin, ils le tracent et, le même jour pour eux tous, le dénouent. Au pied du mur, il n’y a plus qu’à accepter. Se rendre.
On y retrouve aussi de grands mythes, métamorphosés, humanisés : Pénélope attendant le retour d’Ulysse, en Sonia lançant ses imprécations au rivage d’où Zeev est parti, celui aussi de Christophe portant l’enfant sur l’épaule lorsque Zeev revient, chargé d’une petite aryenne sans nom qu’on lui a donnée pour fille :
« Au fil des étapes, lorsqu’ils descendaient de voiture dans un village au toit rouge et aux buissons taillés, il la serrait de plus en plus fort dans ses bras, tant grandissaient les voix qui lui chuchotaient de la lâcher. Sans mot dire, il passait en revue le visage des paysans et essayait de détecter les mains qui, certes, tenaient une houe, mais auraient volontiers appuyé sur la détente. Les Allemands lui renvoyaient un regard fermé et inquiet qui s’évertuait à ne signifier qu’une chose : Je ne savais rien ! » (p.312-313).
Et puis, en toile de fond la guerre, les guerres, leurs fantômes renaissants :
« A la lumière de la veilleuse, il contemplait les petits bras roses de l’enfant dans lesquels coulait du pur sang aryen et il pensait à tous les bras devenus bleus et gris uniquement parce que dans leurs veines coulait un mauvais sang. Et lorsqu’il éteignait la lampe, il était convaincu que le lendemain il reprendrait la route sans elle. Avec ses cheveux d’or et ses yeux bleus, elle éveillerait certainement la compassion de quelque paysan. Pourtant, l’aube venue, il l’emmaillotait soigneusement et repartait avec elle. En fait, jamais il ne se sentait plus fort qu’au moment où il serrait dans ses bras cette petite aryenne orpheline de père » (p.313).
Brève histoire d’un pays, moment dans l’histoire, de l’histoire de quelques personnages qui prennent part, prennent leur part, participent, dans tous les sens du terme.
Anne Morin
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