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Un oiseau bleu et rare vole avec moi, Youssef Fadel

Ecrit par Patryck Froissart 23.08.17 dans La Une Livres, Sindbad, Actes Sud, Les Livres, Critiques, Bassin méditerranéen, Maghreb, Roman

Un oiseau bleu et rare vole avec moi, mars 2017, trad. arabe marocain Philippe Vigreux, 394 pages, 23,80 €

Ecrivain(s): Youssef Fadel Edition: Sindbad, Actes Sud

Un oiseau bleu et rare vole avec moi, Youssef Fadel

 

Bouleversant !

La lecture de ce roman hors du commun est une plongée en enfer.

Aziz, issu d’un milieu rural pauvre où il a vécu une enfance difficile, violente, douloureuse avant d’être recueilli par une communauté religieuse qui lui permet de faire des études, devient aviateur.

Zina, qui a eu elle aussi un parcours d’enfance et d’adolescence ponctué de violence paternelle, est prise en charge et protégée par sa sœur aînée Khatima, que le dénuement contraint, après qu’elle et Zina ont fui nuitamment les violences de leur père, et après maintes vicissitudes, à la prostitution à Azrou sous le joug brutal du proxénète Jojo.

Rien de très original, si on s’en tient à ce résumé de la première partie du récit.

Mais l’histoire a pour contexte très particulier le Maroc des années de plomb…

Aziz, affecté à la base de Kenitra, rencontre Zina dans le bar d’Azrou où, s’étant émancipée de Jojo, Khatima a été embauchée comme serveuse par la propriétaire française. La rencontre a lieu juste au moment où l’odieux Jojo tente de mettre l’emprise sur Zina, candide et belle adolescente, pour l’intégrer dans son cheptel à la place laissée vacante par la défection de sa grande sœur.

Une belle intrigue commence, un mariage se prépare, le bonheur, après des années de souffrances, semble s’offrir aux deux personnages.

Le 16 août 1972, le commandant de la base aérienne de Kenitra donne l’ordre à ses pilotes de décoller et de tirer sur l’avion qui ramène d’un voyage en France le roi Hassan II…

Tous les éléments de la vie des deux personnages se situant avant et après cette date sont donnés par tranches, de manière achronologique par les voix alternées de chaque narrateur.

Il y a la voix de Zina, l’héroïne, et celle d’Aziz.

Il y a la voix de Baba Ali, l’un des gardiens de la « casbah », la prison où est enfermé Aziz, et celle du sergent Benghazi, son chef.

Il y a la voix de Khatima, la sœur-mère de Zina.

Il y a la voix de Hinda, la chienne, racontant sa propre histoire, laquelle va croiser celle d’Aziz.

Au fil de la lecture se reconstitue progressivement pour le lecteur la linéarité de chacun des parcours complexes de ces six narrateurs exprimant et commentant à la première personne la vision à focalisation réduite de leur quotidien et de son contexte.

En effet, l’Histoire, celle du Maroc des années de plomb, ici n’est pas le cadre réaliste, objectif, ni d’ailleurs militant, du récit. Elle n’est évoquée que par ce qu’en connaissent et en subissent les protagonistes, par ce qu’ils en perçoivent, de manière distante et floue, et peu intelligible, dans leurs vies qui se déroulent très loin des événements agitant des médias dont le bruit et la fureur ne les atteignent pas dans leurs aspects purement politiques.

Les récits des deux gardiens sont glaçants. Est effarant, est effrayant le degré d’inhumanité qui les possède et les blinde après qu’ils ont passé des années à voir mourir, à laisser mourir, voire à faire mourir à petit feu ou dans un accès de violence, en détournant les maigres sommes que l’administration leur octroie pour les nourrir, des cohortes de prisonniers politiques devenus des « disparus » qui n’ont plus d’existence légale, des êtres annihilés dont personne, officiellement, ne sait plus rien, des barbaques vivantes sur lesquelles ils prélèvent des organes pour les vendre.

Dès le matin levé, on sera débarrassé de lui. Si au moins j’avais vendu son œil […] Quatre mille dirhams la pièce…

Je comprends aussi quand (le commandant) refuse de les nourrir avec l’argent de l’Etat. Ce qu’il y a par contre, c’est que je ne le comprends pas quand il construit des maisons avec cet argent-là. Des quartiers entiers qu’il fait construire à Meknès…

La narration que fait Hinda, la chienne, de sa chienne de vie tout aussi misérable, douloureuse, erratique, ballottée, que celle des autres protagonistes, traduit, par le biais de son point de vue d’animal non dénué de sensibilité mais qui ne comprend ni ce qui lui arrive ni quelles en sont les raisons, le brouillard et le caractère insaisissable, aléatoire du régime arbitraire dans lesquels évoluent à l’aveuglette les sujets du royaume.

Hinda échoue un jour à la casbah. Et elle aussi témoigne.

J’étais dans la cour quand, tout d’un coup, qu’est-ce que je vois ? Le Rifain sortir nu comme un ver en riant aux éclats et en tournant dans la cour, l’air de s’amuser. Là-dessus, les deux gardes arrivent en courant, ils commencent à le poursuivre avec des pelles […]. D’un seul coup, la pelle de Benghazi s’abat sur sa tête, il tombe par terre et le sang commence à lui gicler du crâne. Puis ils se mettent tous les deux à le rouer de coups et à l’insulter jusqu’à ce qu’il ne bouge plus. Depuis cet épisode, je ne dors plus comme avant.

Par la voix de Khatima, la grande sœur protectrice de Zina, l’auteur brosse la rude existence des familles rurales dans le Maroc des années soixante et met en lumière la douloureuse alternative offerte aux jeunes campagnardes refusant le diktat du mariage arrangé :

J’avais quatorze ans quand nous sommes parties, Zina et moi. Or, qu’est-ce que vous voulez que fasse une fille de quatorze ans qui n’a jamais quitté son village ? Et qui, par-dessus le marché, traîne avec elle une gamine de dix ans ?

Zina et Aziz inversent le mythe orphique. Après avoir cherché, inlassablement mais vainement, d’abord dans les méandres d’une administration sourde et muette, ensuite en parcourant le pays dès qu’une rumeur, un soupçon d’indice lui parvenaient, son mari précipité dans les enfers occultes des divers Tazmamart, Zina attend toujours.

J’avais seize ans quand j’ai commencé à le chercher, j’en ai trente-quatre aujourd’hui et je continuerai jusqu’à soixante, soixante-dix et même plus s’il le faut. Je pense que je finirai par le retrouver.

Le roman commence d’ailleurs lorsque Zina, dix-huit ans après la disparition d’Aziz, est contactée par un mystérieux visiteur qui lui laisse un message sibyllin.

Zina reprend la route, obstinément, vers la montagne du village où se déroule chaque année une « fête des roses où les filles célibataires vont pour se marier » et où il y a « une casbah où vont aussi les veuves et les femmes qui ont perdu leur mari dans le coup d’état »…

Son périple ressemble à un jeu de piste interminable, au cours duquel alternent de façon cyclique espoir et résignation.

La voix d’Aziz est celle qui marque, qui étreint, qui tourmente le lecteur,  voix d’un moribond rongé par les rats, la fièvre, la faim, plongé de façon permanente dans une obscurité quasi totale, privé de soins, sujet aux hallucinations, à des moments de démence, ayant tout oublié de son passé, de son identité, de la raison même de sa présence dans cette oubliette.

Tonalité morbide, détails macabres, description crue des signes de lente décomposition d’un mort-vivant…

Comme une cloche qui n’arrête pas de sonner, le pus rampe sur le reste de mon corps.

Je regarde le sol à mes pieds. Eau. Humidité. Mort. A ce stade, le mal ne se limite plus à tel pied ou à tel autre. Il s’étend à tout le corps […]. A cause de la morsure, il a commencé tôt cette nuit, comme si on m’écrasait les doigts de la main l’un après l’autre…

L’histoire de chacun des personnages se construit ainsi par le canal intime d’un monologue intérieur, dans le texte de quoi s’inscrivent les quelques dialogues rapportés. Le procédé installe une proximité, voire une totale promiscuité avec le lecteur, contraint d’appréhender la réalité-fiction par différents points de vue, et amené, par la force d’une expressivité poussée à l’extrême par un auteur révélant ici un talent remarquable, à sentir et à vivre ce que sentent et vivent tour à tour les protagonistes.

Témoignage ou reconstitution, ce livre poignant jusqu’à la limite voulue de l’écœurement dénonce avec une virulence rare le sort des prisonniers politiques voués à l’anéantissement dans un pays donné à une époque circonstanciée et, par extension, attaque tous les régimes totalitaires avec une violence inouïe.

Roman à rapprocher de l’œuvre d’Abdellatif Laâbi (Le règne de barbarie) et de celle de Mohamed El Khotbi (Bribes d’une décennie à l’ombre) présentées ailleurs dans La Cause Littéraire.

 

Patryck Froissart

 

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A propos de l'écrivain

Youssef Fadel

 

Né en 1949 à Casablanca, Youssef Fadel est dramaturge, metteur en scène, romancier et scénariste. Il a connu la prison après la parution de sa pièce La guerre en 1974. Il est l’un des membres fondateurs du Théâtre Shem’s et a dirigé la revue littéraire Najma. Paru en 2014, chez Actes Sud : Un joli chat blanc marche derrière moi.

 

A propos du rédacteur

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)