Bribes d’une décennie à l’ombre, Mohamed El Khotbi
Bribes d’une décennie à l’ombre, Kalimate Edition (Rabat, Maroc, 2012), 141 pages, 10 € (au Maroc 50 DH)
Ecrivain(s): Mohamed El Khotbi
Mohamed El Khotbi, enlevé en pleine nuit en 1972 par la police, a passé en prison dix des années de plomb qu’a connues le Maroc sous le règne de Hassan II. C’est cette expérience douloureuse qui constitue l’objet de cet ouvrage. Si l’époque et les circonstances évoquent immédiatement les œuvres d’Abdellatif Laâbi, la tonalité et le mode d’expression de ces « bribes » en sont totalement différents.
Notre auteur brosse, simplement, en une douzaine de chapitres, sans linéarité artificielle, sans montage romanesque, une série de tableaux montrant des choses vécues. On n’est pas dans le roman. Le dessein est clair : il s’agit à la fois d’exprimer la monotonie, la banalité, la médiocrité des jours et des jours d’enfermement, et d’en faire émerger les pauvres faits divers qui parviennent à rompre par ci par là la déprimante régularité des rythmes carcéraux et des rituels collectifs et individuels. Certes la souffrance personnelle est perceptible, mais elle reste, pudiquement, non-dite. Pour prendre de la distance, l’auteur se dédouble. Dans la préface, son propre personnage est présenté par Jamal Bellakhdar, un de ses compagnons du militantisme étudiant des années soixante au Maroc.
« Mohamed El Khotbi, mon ami, mon camarade, mon complice dans le “motif”, pour reprendre une expression de ce jargon pénitentiaire imagé dont il a très heureusement émaillé son texte, a choisi de n’apparaître, dans ce recueil, ni comme une victime, ni comme un héros… »
En effet l’auteur se met en scène à la troisième personne. Ainsi posé, le personnage, simplement nommé Mohamed, est un prisonnier parmi les autres, avec toutefois, évidemment, sa mise en focalisation interne par le narrateur.
Sont évoqués successivement :
– les transferts d’une prison à l’autre dans l’estafette-gibecière, et les allées et venues d’un quartier d’isolement à un autre, déplacements dans les rouages froidement administratifs que le narrateur intitule avec dérision Voyages et qu’il met en correspondance avec d’autres voyages, accomplis, ceux-là, en toute liberté, dans l’enthousiasme militant et la foi en la révolution ;
– une longue grève de la faim des prisonniers politiques réclamant la rupture de leur mise en isolement, au cours de laquelle reviennent au personnage des souvenirs et des envies de repas. Surmontant le tourment de la faim, le personnage salive…
« Ce qu’il préférerait, lui, maintenant, c’est un tajine de pommes de terre-olives, avec un zeste de citron. Comme entrée, une harira… avec une légère persillade. Après, juste quelques petites tranches de foie grillées à même la braise. Bon. On peut y substituer des brochettes de mouton avec plutôt un couscous aux sept légumes… »
– la mosaïque des origines géographiques des différents « groupes » politiques qui se retrouvent incarcérés, ce qui permet à l’auteur de dresser le tableau de ce « pays pluriel » qu’est le Maroc ;
– l’épisode émouvant de la rencontre entre les prisonniers et une perruche mâle atterrie « miraculeusement au milieu de la cour ». Mis en cage à son tour, symbole de l’enfermement, l’oiseau se voit un jour offrir une compagne. La scène de pariade est la parfaite représentation du besoin d’amour dont souffrent cruellement les détenus ;
– une visite de sa sœur qui déclenche chez Mohamed les souvenirs de l’enfance passée à Aïn Chock ;
– un transfert à l’hôpital Avicenne à Rabat pour une visite médicale en pleine grève de la faim, occasion de rencontre avec Badia, une infirmière qu’il connaît, moment de convivialité à boire ensemble un café dans une chambre de la résidence avec la complicité du gardien et à échanger « des nouvelles sur le parcours d’amis communs », dans un « fantastique contraste avec la cellule exiguë de la maison centrale » ;
– les affres de l’attente perpétuelle que subissent les prisonniers, attente d’ils ne savent quoi, attente qu’il se passe quelque chose, peu importe quoi, chapitre d’expression purement poétique d’un monde kafkaïen
« Tu attends
Tu attends la visite
T’as pas de visite
Tu attends la lettre
T’as pas de lettre
Tu attends le chef
Le chef n’est pas là
Il attend le directeur pour une réunion importante »
– et, au fil des situations anecdotiques, on en arrive à l’annonce de « la classe », la libération, les retrouvailles, troublantes, troublées par un vide de dix années au cours desquelles le temps s’est arrêté pour Mohamed mais a continué de passer pour la famille, les amis, les voisins, qui ont changé…
On l’a dit, l’intention de l’auteur n’était pas de faire un roman de son histoire. On n’est toutefois pas non plus dans l’autobiographie, ni dans l’autofiction, ni dans le document. Choses vues, choses vécues, choses dites, choses dénoncées, certes. La force de l’ouvrage est ailleurs : Mohamed El Khotbi est un poète. En symbiose étroite avec le récit simplement objectif, l’écriture est alternativement et puissamment poétique, quoique sans recherche de lyrisme ni de théâtralité.
« Des jours
Contre le métal
Contre le béton
Contre l’ombre grise de la rocaille
Des jours contre le gémissement maussade des gonds »
Simplicité du récit prosaïque, simplicité de l’expression poétique, simplicité d’un homme qui a surmonté l’épreuve, sans pour autant l’oublier, sans pour autant renoncer à ses idéaux de justice, d’égalité, et de liberté.
La conclusion est donnée par Jamal Bellakhdar :
« Au final, toutes les œuvres carcérales – narratives, discursives ou fictives – qui ont été produites ces trois dernières décennies au Maroc doivent être comprises comme des actes de résistance contre l’arbitraire et le bâillonnement des libertés… »
A noter : les textes sont suivis d’un précieux album de photos réunissant l’auteur et ses compagnons de lutte, parmi lesquels figure Abdellatif Laâbi.
Patryck Froissart
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